À priori pas de similitude. Alberto Giacometti naît en 1901 à Stampa en Suisse. Son père Giovanni, principal représentant suisse du néo-impressionnisme, était peintre, comme son cousin Augusto. Cuno Amiet, qui avait côtoyé Gauguin à Pont-Aven, était le parrain d’Alberto. Quant aux frères de ce dernier, Diego et Bruno, ils deviendront respectivement sculpteur et architecte.
Né à Dublin en 1909, Francis Bacon, lui, ne connaît pas cette empathie pour l’art au sein du cercle familial, dont son père l’exclut à l’âge de 17 ans pour avoir essayé les sous-vêtements de sa mère, dixit l’artiste. L’Irlandais est autodidacte quand le Suisse réalise ses premières peintures et sculptures à l’âge de 14 ans, avant d’entrer à l’école des beaux-arts de Genève.
Paris comme un aimant
Tous les deux partagent cependant une commune fascination pour Paris, la ville lumière où s’épanouissent les avant-gardes, notamment le surréalisme auquel Giacometti adhère. Les biographies de Francis Bacon insistent peu sur sa période parisienne, pourtant importante. Le peintre appartenait à cette race exsangue d’Anglais pour qui la France était un pôle d’attraction irrésistible. Il fut profondément marqué par le Paris de la fin des années 20 et la liberté créatrice qui y régnait.
Il ne cachait pas non plus son admiration pour son aîné, Giacometti, dont il jugeait les dessins supérieurs à ses sculptures. Ses propres œuvres graphiques auraient difficilement soutenu la comparaison. Il en produisit peu, ou tout du moins se gardait-il de les montrer. Il préférait laisser penser que ses peintures étaient spontanées, ce qui est impensable en regard de leur complexité.
Leur rencontre
Elle surviendra non pas à Paris mais à Londres, par l’intermédiaire et peut-être aussi la volonté d’Isabel Rawthorne (1912-1992). Femme libre, d’une beauté saisissante et dotée d’une personnalité exubérante, elle avait été peintre et scénographe. Dans les années 30, elle vécut à Paris où elle fut le modèle d’André Derain, du sculpteur Jacob Epstein et, en 1935, d’Alberto Giacometti, qui s’éprit d’elle et la portraitura dans les deux versions de Tête d’Isabel, exécutées entre 1936 et 1938.
Au début des années 60, Isabel Rawthorne devint une intime de Francis Bacon ainsi que le modèle fréquent de ses portraits. Ayant établi des relations avec les deux artistes, elle se fit un point d’honneur de les réunir. L’occasion se présente lorsque Giacometti visite Londres en vue de sa rétrospective à la Tate, à la faveur de plusieurs dîners organisés par Isabel et auxquels sont présents les futurs commentateurs des artistes, l’écrivain Michel Leiris et le critique David Sylvester. On ne sait la teneur de leurs échanges, au-delà de leur admiration réciproque dont ils faisaient un étalage presque suspect. Leurs correspondances, la Fondation Beyeler nous invite plus volontiers à les explorer dans leurs œuvres elles-mêmes.
Figurer et défigurer le réel
Pour Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti à Paris et commissaire de l’exposition, c’est la figure du combat qui les rapproche, et plus exactement «la défense de la figuration et le refus qui en découle de se soumettre à l’abstraction dominante». Les artistes n’en adhèrent pas pour autant au réalisme. «Le réalisme, clame Giacometti, c’est de la foutaise!» Il ne s’agit pas pour eux de reproduire le réel, mais de produire l’expression de leur vérité, ce qui les amène paradoxalement à une phase de défiguration. «Je pense que des deux portraits que j’ai faits de Michel Leiris, celui qui est le moins littéralement lui est en réalité celui qui lui ressemble de la manière la plus poignante», expliquait Bacon.
Ils ignorent, l’un comme l’autre, le paysage, la nature morte ou toute dimension sociale ou historique des sujets. La figure humaine seule les retient et les rapproche d’une forme d’existentialisme littéraire et philosophique, plus d’ailleurs que les courants picturaux qui dominaient alors la scène française. Giacometti illustrait sans le vouloir, ni même le rechercher, la pensée de Jean-Paul Sartre. Le philosophe avait d’ailleurs perçu dans les sculptures de l’artiste la matérialisation de la distance qui sépare les êtres. Même proches, ses figures paraissent toujours lointaines. Elles sont la métaphore de l’incommunicabilité et de la solitude irréductible des hommes. Des peintures de Francis Bacon se dégage une identique impression de vide et de désolation.
L’espace de l’atelier
L’enfermement, Giacometti le traduira par le motif de la cage, présent dans l’œuvre du même nom, ou dans Le nez, exposés à la Fondation Beyeler. Dans les compositions de Francis Bacon, le vide enveloppe les êtres. Troué par des portes ouvertes sur une nuit profonde, l’éclat de l’orange ou du rose de ses peintures tardives ne communique jamais son allégresse aux corps défigurés. Ce traitement de l’environnement spatial et les structures en cage, dans Sand dune (1983) de Francis Bacon notamment, étaient sans doute redevables de Giacometti. L’espace est une arène dans laquelle les silences de la sculpture s’opposent à la «friction des chairs» d’un Francis Bacon.
La cage était peut-être la métaphore de la vie, comme l’était aussi l’espace de l’atelier, cette autre arène à laquelle s’attache l’exposition en lui consacrant une salle. L’atelier du peintre était l’équivalent de celui que le sculpteur désignait comme une «cage», minuscule, encombrée et chaotique. Du sien, Francis Bacon disait: «J’ai essayé de le nettoyer, mais je travaille mieux dans le chaos. Le chaos pour moi fait naître des images.»