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mardi, 15 octobre 2019 10:28

Derrière les cases de la Mission

MissionLes missionnaires protestants dont on suit la trace dans cette exposition passionnante retraçant L’entreprise missionnaire suisse romande en Afrique australe (1870-1975) font éclater les clichés. Ce sont des évangélisateurs, certes, mais aussi des médecins, des scientifiques (leur apport aux musées ethnographiques suisses par leurs documents, films, objets, écrits sont précieux) et même, pour certains, des partisans de l’indépendance face à la colonisation, portugaise en particulier. Se douterait-on que les Archives cantonales vaudoises contiennent tout un pan de l’histoire de la révolution au Mozambique par le biais de ces missionnaires romands?

À l'Espace Arlaud de Lausanne jusqu’au 11 novembre.

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, elles furent quelques familles de l’Église libre à quitter le confort suisse pour s’en aller vivre avec les indigènes, bâtissant des églises, des hôpitaux. On disait dans ces milieux, alors: «Soigner les corps pour atteindre les âmes.»

L’Église libre est une scission de l’Église protestante officielle. Ses fondateurs, des théologiens épris d’indépendance, avaient rompu avec l’État de Vaud pour se contenter de dons et d’oboles (recueillies dans des tirelires en forme de cases africaines) pour leur mission d’évangélisation et de bénévolat. La Mission vaudoise vivait notamment des fonds récoltés lors de ventes de paroisses, où l’on pouvait acheter des objets artisanaux d’Afrique, des sculptures ou autres, qui prenaient place dans les salons des familles vaudoises ou neuchâteloises.

Des traducteurs de la Bible…

Ces aventuriers et scientifiques étaient portés par leur christianisme, dans un contexte historique où progrès et foi devaient être transmis à ces populations. Apprenant la langue locale, ils la mettent en forme, en font des dictionnaires, traduisent la Bible, que la Mission suisse romande imprime dans l’idiome local. On peut voir ces étonnantes et magnifiques Bibles dans cette exposition.

Ainsi Henri-Alexandre Junod, théologien et biologiste neuchâtelois, précurseur de l’ethnologie dans ces régions, découvre la littérature orale autochtone et la met sur papier (Chants et contes des BaRonga de la baie de Delagoa, 1897, Bridel et Grammaire Ronga, suivie d’un Manuel de conversation et d’un Vocabulaire ronga-portugais-français, publiés par le gouvernement portugais, District de Lourenço Marques). Il classifie et nomme des centaines d’espèces d’insectes et de plantes d’Afrique australe. Un papillon porte même son nom… En 1920, il travaillera au sein de la SDN (Société des Nations), au Bureau international pour la défense des indigènes. Le pasteur Junod est enterré à Rikatla au Mozambique.

Henri Berthoud est un autre Romand, pionnier de la Mission vaudoise puis romande, en Afrique du Sud, au Transvaal dès 1880, à Valdézia, fondée par son frère Paul, explorateur, linguiste, géographe. On lui doit la première édition du Nouveau Testament en Thonga et d’autres publications sur les langues bantoues. Paul et Henri Berthoud souhaitaient que les populations locales puissent lire le message chrétien dans leur langue. Ils œuvrent donc à une forme standardisée des idiomes parlés et les retranscrivent avec l’alphabet latin.

En 1963, la Mission suisse en Afrique du sud (5 sociétés de missions actives) est intégrée dans le Département missionnaire des Églises protestantes de Suisse romande, plus tard DM-Échange et Mission. En 1965, l’Église libre intègre l’Église réformée évangélique.

…des anticolonialistes…

Politiquement, l’action de ces aventuriers de la foi, souvent accompagnés de leurs femmes, est encore plus décoiffante. Henri-Alexandre Junod et Georges Liengme (qui pourtant dans son Journal n’est pas tendre avec les indigènes, qu’il juge paresseux, dissimulateurs) se distancient des colons portugais à leurs yeux «criminels» et qui «abrutissent la population». L’Église presbytérienne du Mozambique, devenue autonome du pouvoir politique, se consacre alors à l’indépendance du pays, mettant les missionnaires romands dans une situation délicate, tiraillés entre christianisme et marxisme révolutionnaire.

Ainsi, celui qui fut le président du FRELIMO (Front de libération du Mozambique) en 1962 (en exil), Eduardo Mondlane, était un élève de l’école de la Mission suisse. ll poursuivra ses études aux États-Unis grâce à la Mission, favorable à l’indépendance du Mozambique et qui voyait en lui un leader idéal. Avec le pasteur vaudois André Clerc, avec qui il s’était lié d’amitié, ils écrivent ensemble une autobiographie anticolonialiste (et pro-chrétienne). Mondlane, devenu Dr en sociologie et chercheur aux Nations Unies, reviendra au Mozambique en 1967. Entretemps, il s’est éloigné des enjeux religieux. Il sera assassiné en 1969 en Tanzanie, où il avait installé le siège de son organisation, et ne verra pas l’indépendance du Mozambique en 1975, dans un contexte de guerre froide entre l’URSS et les États-Unis.

…et des racistes…

capitaoLe cheminement de l’exposition se fait à travers des extraits d’une BD, Capitao (par Stefano Boroni et Yann Karlen, Lausanne, Antipodes 2019, 114 p.), édition critique du Journal de bord de Georges-Louis Liengme (1859-1936), missionnaire et médecin au Mozambique. Devenu conseiller médical du roi Gougounyan, Liengme décrit le quotidien de la Cour, ses us et coutumes, jusqu’à ce que la chute de l’Empire le fasse se réfugier au Limpopo (Afrique du sud). Un itinéraire hors du commun, dont le Journal laisse transparaître en toute innocence des a-priori racistes, contrairement à la plupart des autres pionniers missionnaires romands.

Aujourd’hui et depuis les années 60, l’activité missionnaire a été soumise à la critique parfois virulente qui fait de ces prosélytes des alliés de la colonisation, ce qui est profondément réducteur si l’on en juge par la position anticolonialiste ouverte de certains de ces missionnaires. Nicolas Monnier, directeur de DM change et Mission préfère retenir «le côté avant-gardiste de ces hommes et ces femmes, car à leur époque et face à l’incompréhension des contemporains, il fallait une sacrée dose de courage pour quitter son pays sans l’assurance de revenir un jour».

Aujourd’hui les archives de ces missionnaires sont aux Archives cantonales vaudoises pour les écrits et les photos, au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire pour les objets ou cadeaux reçus par les missionnaires, et à la Cinémathèque suisse pour les films. Parmi les objets rapportés, certains sont toutefois repartis au Mozambique en 2008 lors de la création d’un musée local.

À voir également des interviews vidéo d’anciennes missionnaires du Mozambique, entre autres témoignages filmés par Laurence Favre dont une grand-tante quitta la Suisse en 1947 pour travailler dans un hôpital de brousse de la Mission suisse en Afrique du sud. Laurence Favre a hérité des films de son aïeule et en a fait un documentaire, récompensé à Visions du Réel en 2013. Les fils tissés entre ces chrétiens épris d’aventure et la mère patrie sont encore bien réels.

mission2© MCAHDerrière les cases de la Mission
L'entreprise missionnaire suisse romande en Afrique australe (1870-1975)
Espace Arlaud, Lausanne
Jusqu’au 17 novembre 2019
Puis, dans une forme condensée, au Musée d’ethnographie de Neuchâtel
Du 14 mars au 28 juin 2020

choisir a consacré un dossier à la problématique de la mission aujourd'hui, dans son édition d'automne 2019, n° 693.

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