La Suisse a été le théâtre du parcours initiatique de Jean Dubuffet. Incarnée au travers de personnalités littéraires rencontrées à Paris, comme Charles-Albert Cingria et René Auberjonois, elle deviendra pour l’artiste à partir de 1945, à la faveur d’un séjour sous l’égide de Paul Budry, le lieu d’une véritable révolution esthétique. L’architecte Le Corbusier et Jean Paulhan, fidèle compagnon de route de Dubuffet, sont du voyage. L’équipée visite prisons et hôpitaux psychiatriques mais, pour Dubuffet, c’est la rencontre d’Eugène Pittard qui est décisive.
Anthropologue de formation, ce dernier lui fait découvrir les œuvres d’Hélène Smith, médium genevoise, les productions de Behaïlu, indigène d’Abyssinie, les peintures du Congolais Albert Lubaki. Celles-ci côtoient au MEG, à l’occasion de l’exposition, les étranges masques de la région du Lötschental, à l’effigie de monstres magnifiques nés de traditions populaires. Ce sont là autant de créations qui échappent à l’idéal de beauté classique établi par les écoles des beaux-arts. Elles répondent à la volonté exprimée en 1942 déjà par Dubuffet de «remettre en question les rites culturels et de rechercher un art moins contrôlé par des normes fixes».
Intéressé par la psychiatrie, Eugène Pittard l’introduit auprès de l’aliéniste Charles Ladame, qui a réuni au sein de l’asile qu’il dirige depuis 1925 une collection de peintures, dessins et sculptures de patient(e)s. En décembre 1948, Charles Ladame s’en dessaisit au profit de Dubuffet. Elle constitue quelques-unes des 4000 œuvres offertes à son tour par l’artiste à la Ville de Lausanne et aujourd’hui noyau de la Collection de l’art brut.
L’infini des territoires de l’art
Pour Dubuffet, l’idée de bâtir une collection accompagne son initiation. Il accumule avec boulimie peintures, sculptures et assemblages réalisés en milieu asilaire, mais aussi dessins d’enfants et artéfacts extra-occidentaux. Le séjour genevois avait répondu à sa quête d’alternative à la suprématie d’un art élitiste; l’artiste poursuit sa réflexion, qu’il étend à des pans entiers du savoir jusqu’alors exclus de la culture. Ainsi partage-t-il l’intérêt de son temps pour l’ethnographie.
Accompagné de son épouse, il se rend à trois reprises entre 1947 et 1949 en Algérie, dans le désert saharien, où il pense trouver un moyen de se couper de la culture occidentale, jugée néfaste à sa création. En ethnologue, il adopte le mode de vie des Bédouins, apprend l’arabe et les dialectes touaregs, découvre la musique indigène et réalise de nombreux dessins et portraits, notamment de son logeur Quadour Douida. Il découvre «la culture du désert» là où il pensait trouver le désert de la culture.
On retrouve là son mode opératoire, «la quête de soi via la rencontre de l’autre», ainsi que le résume Baptiste Brun, commissaire de l’exposition du MEG avec Isabelle Marquette. Une ethnographie en acte, deuxième partie et cœur de l’exposition, atteste des prospections et échanges de Dubuffet avec des ethnographes, comme il avait pu dialoguer avec des psychiatres, ces autres amateurs d’altérités artistiques.
L’homme du commun
Dubuffet ne cesse dès lors d’élargir le champ de l’art et de l’altérité dans lequel il puise de quoi enrichir la singularité de ses propres créations. Sa Vénus du trottoir (Kamenaia Baba, bonne femme de pierre en russe, mai-juin 1946) se référait à des stèles anthropomorphes des steppes eurasiatiques qu’il avait pu voir à Paris au musée de l’Homme et qui sont aujourd’hui conservées au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) à Marseille, première étape de l’exposition présentée à Genève. L’ironie veut que dans l’ignorance de leurs origines, ces stèles étaient qualifiées à l’époque de «barbares».
Vénus du trottoir compose le premier jalon de cette «fabrique de l’œuvre» qui procède d’une alchimie singulière conjuguant origines et techniques diverses. De l’art populaire, Dubuffet retient des valeurs d’humilité et de modestie à partir desquelles il façonne en 1944 le concept d’homme du commun, qui désigne selon Baptiste Brun, «l’auteur, le destinataire et sans doute Jean Dubuffet lui-même». L’homme du commun est le passant anonyme, auteur de graffitis immortalisés en 1945 par Brassaï que l’artiste connaît et collectionne. Dubuffet glane de multiples exemples de cet art urbain alors dépourvu de reconnaissance et qu’il reverse en pionnier dans ses propres productions, tel Pisseurs au mur en 1945, une des lithographies illustrant le recueil de poèmes d’Eugène Guillevic, Murs (1950).
Dans Paysage vineux, qui recourt à un format portrait là où l’on attendrait un format paysage, le peintre refuse la perspective rationnelle. Il peint comme dessinent les enfants des œuvres «dégueulasses, dignes d’un marchand de vin!» s’indigne la critique qui fait allusion à son premier métier de négociant en vin.
Dans cette vaste remise en cause des valeurs, et plus particulièrement de la culture institutionnelle, l’artiste repense le livre, objet de culture savante, sa mise en page, les liens entre textes et images. À la manière des futuristes et des dadaïstes qui l’ont précédé, il se propose dans la maquette du livre L’Hourloupe (1962) «d’écrire comme un cochon», en «jargon», et d’oraliser la littérature. Il remet à l’honneur l’écriture manuscrite au détriment de la typographie et malmène l’orthographe, y compris celle de son propre nom dans Messie dubufé d’Henri Filaquier, désacralisant ainsi le statut d’artiste.
Une personnalité multiple
À travers son travail et ses collectes, Dubuffet conteste donc le système de valeurs dominantes instituées par la culture de son temps et la supposée infériorité des arts dits primitifs. Non content d’être un artiste hors norme, il est aussi critique d’art et, à ses heures, l’historien inséparable du contexte des lendemains de la guerre, un historien qui doute de ces valeurs qui se sont soldées par un conflit mondial.
Il se fait aussi le chroniqueur de lui-même par ses rencontres qui l’amènent à une sorte de journalisme d’investigation. Charles Ratton et Jean Paulhan lui ouvrent les portes du musée de l’Homme. Il dialogue avec l’océaniste Patrick O’Reilly, côtoie Georges Henri Rivière, directeur du musée des Arts et Traditions populaires, tout en fréquentant les surréalistes André Breton et Paul Eluard, ainsi que l’atelier d’André Masson, lieu de débats où gravitent Joan Miró, l’anthropologue Michel Leiris et le dramaturge Antonin Artaud, inventeur du théâtre de la cruauté.
L’exposition du MEG illustre ce maelström d’œuvres et d’idées qui interpellent Dubuffet, curieux insatiable. Tout coexiste sur un pied d’égalité dans ce musée imaginaire, qu’il s’agisse de peintures pariétales, d’artefacts issus du folklore ou des arts populaires. Cette recréation du contexte duquel émerge la personnalité de Dubuffet n’aurait pas été possible sans l’artiste lui-même, qui compilait dans moult albums photographiques ses découvertes et les annotait avec minutie.
Un univers intrigant s’offre ainsi au visiteur qui explore son monde, reconstituant sa genèse et sa formation, au risque de lui refuser la paternité de son art, décidément très inspiré. C’est le pari osé de l’exposition, qui a le rare mérite de nous faire entrer dans la fabrique d’une œuvre qui apprend tout de l’autre pour mieux être elle-même.
À lire:
Sous la direction de Baptiste Brun et Isabelle Marquette, catalogue de l’exposition Jean Dubuffet, un barbare en Europe, coédité avec le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille © Vanves, Éditions Hazan 2019, 224 p.
L'exposition a malheureusement dû fermer ses portes avant la réouverture du MEG au public. Si vous n'avez pas eu l'occasion de la voir ou si vous désirez la visiter u virtuellement, Baptiste Brun, commissaire de l'exposition, vous guide à travers un parcours en 13 étapes. La visite vidéo commence par une introduction du peintre français, une présentation de ses œuvres ainsi que les raisons qui ont amené le Musée d'ethnographie de Genève à parler de Jean Dubuffet et de l'art brut.
Retrouvez ici les 13 vidéos du MEG.