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mercredi, 29 décembre 2021 13:10

Sabine Weiss, l’œil bienveillant du XXe siècle

Sabine Weiss © Peter AdamsLa photographe d’origine valaisanne Sabine Weiss est décédée mardi 28 décembre à l’âge de 97 ans. Reconnue et honorée comme la dernière représentante de l’école humaniste française, elle avait couvert tous les champs possibles de la photographie dont elle avait fait un art de vivre. Nathalie Dassa l'avait rencontrée il y a quelques mois pour choisir. Notre revue a en outre édité dans son n°702 de janvier 2022 un portefolio présentant quelques-unes de ses œuvres, un hommage qui résonne aujourd'hui comme un merci.

Vendeurs de pains, Athènes, Grèce 1958 © Sabine WeissScènes de rue parisiennes et new-yorkaises, reportages à travers le monde, portraits d’artistes, illustrations pour la mode, la presse magazine et la publicité, travaux personnels…  Cette Suissesse de naissance et Parisienne de cœur, qui souffle ses 97 printemps ce 23 juillet, est aujourd’hui sous les feux de multiples projecteurs: deux beaux livres à son effigie, une superbe rétrospective aux Rencontres d’Arles dans la chapelle du Museon Arlaten et ses précieuses archives conservées au Musée de l’Élysée de Lausanne. Rencontre passionnante avec cette artisane pétillante et prolifique, pour une plongée au cœur de son œuvre multifacette, témoignage tendre et bienveillant du XXe siècle.

«L’amour des gens, c'est beau. C'est grave, il y a une profondeur terrible. Il faut dépasser l'anecdote, dégager le calice, le recueillement. Je photographie pour conserver l’éphémère, fixer le hasard, garder en image ce qui va disparaître: gestes, attitudes, objets qui sont des témoignages de notre passage. L’appareil les ramasse, les fige au moment même où ils disparaissent.» La passion de celle qui dévoile aujourd’hui les secrets de sa chambre noire ne s’est jamais démentie. Sa discrétion non plus, souvent loin des lumières médiatiques et des débats théoriques. Cette doyenne de la photographie humaniste donne à voir sur quatre-vingts ans de carrière un corpus pléthorique, hétérogène et généreux. Ses clichés ont marqué l'histoire de la discipline autour de thèmes qui constituent son travail: l’humain, l'enfance, le spectacle de la rue, la nuit, la pauvreté, les voyages, la mode… Rien ne semble avoir échappé à sa curiosité insatiable, à son amour de l’âme humaine, à son regard émotionnel et bienveillant. Les hommages, qui ne cessent de se multiplier, continuent ainsi de renforcer l'aura et la vivacité de cette grande dame de la photographie, pourtant peu connue du grand public.

Émois photographiques

Elle a le visage poupon, le sourire aux lèvres et le regard malicieux. Des traits distinctifs qui semblent immuables, voués à ne jamais disparaître. Sabine Weiss, née Weber, en 1924, à Saint-Gingolph, petit village dans le canton du Valais traversé par la frontière franco-suisse, a assurément mené une vie riche, éclectique et bien remplie. Elle grandit à Genève et se passionne très tôt pour la photographie, le matériel, l’aspect technique et artistique, le côté laboratoire. Une appétence venue de son père, ingénieur chimiste. À onze ans, elle crée ainsi son premier film photographique.

Dès l’acquisition d’un petit appareil en bakélite, acheté avec ses économies, elle commence à s’aventurer et à tracer ce chemin exploratoire. «Je n’aimais pas beaucoup les études», raconte-t-elle, «j’ai perdu ma mère très jeune, je n’avais pas encore le bac et mon père ne surveillait pas mes devoirs. Je n’allais donc plus vraiment à l’école. Un jour, une amie m’a proposé de l’accompagner à un concert à Lucerne. À l’époque, c’était la guerre, on prenait sa bicyclette et on partait. J’ai bifurqué, fait des arrêts dans des auberges de jeunesse et, de fil en aiguille, je ne suis pas rentrée à Genève. Je suis restée en Suisse allemande en qualité de fille au pair dans une maison avec plusieurs pensionnaires. C’est à ce moment que je me suis demandé ce que j’allais faire de ma vie. J’ai téléphoné à mon père et je lui ai dit: je veux être photographe. J’ai eu tout son soutien.»

Élevée dans la religion calviniste dont elle dit ne «rien avoir gardé», Sabine Weiss revendique son athéisme lié à une vie qu’elle veut mener comme elle l'entend: simple et libre. «La religion n’a de merveilleux que dans ce qu’elle a donné de plus beau: des monuments, des sculptures, des peintures, des poèmes… Ma famille compte quelques pasteurs et le Nouveau Testament trônait également sur la table de nuit de ma grand-mère. Mais pas sur celle de mes parents, je reste profondément athée», ajoutant avec une pointe d’humour: «J’ai pris en photo toutes les religions du monde car les images sont belles et apaisantes. Pratiques aussi. Ces gens ne bougent pas, on a le temps de les photographier (rire).»

Premiers pas professionnels

À dix-huit ans, elle fait ainsi ses gammes dans le studio de Paul Boissonnas à Genève, qui lui apprend tous les rudiments techniques. En résulte son premier reportage publié dans une presse locale. «C’était un sujet sur les GI en permission dans la ville.» Trois ans plus tard, elle obtient son certificat de capacité, puis décide de s'installer à Paris pour fuir des amours impossibles. Elle devient alors l'assistante du photographe allemand Willy Maywald, qui la sensibilise à la notion de «lumière naturelle», la propulsant dans l’univers de la mode et des milieux mondains de la société parisienne.

Photo de mode pour le magazine "Vogue", France 1955 © Sabine Weiss

Mais ce qui inspire déjà Sabine Weiss, c’est l’humain, les «petites gens», les enfants, tout ce qui l’émeut et la sort de l’ordinaire. Entre spontanéité et composition, son style s’affirme. En 1949, elle rencontre son compagnon de vie, l’artiste peintre américain Hugh Weiss, qu’elle épouse l’année suivante. Ils s’installent dans une maison-atelier de la rue Murat, dans le 16e arrondissement de Paris, où elle vit toujours aujourd’hui. Durant cette période, cette vingtenaire sociale et joviale se lance en tant que photographe indépendante et constitue sa clientèle. En 1952, son parcours opère un tournant décisif lorsqu’elle croise Robert Doisneau, l’auteur du Baiser de l'hôtel de ville, qui la recommande à l'agence Rapho et au magazine de mode Vogue. Et sa carrière décolle.

Artisane humaniste

"L'homme qui court", France, 1953 © Sabine Weiss C’est ainsi qu’au hasard de ses déambulations, ses clichés sur la ville, les rues et l’Autre mettent en exergue son goût prononcé pour les silhouettes évanescentes, le noir et blanc, les reflets et le scintillement de la pluie noyant l’image dans un flou de profondeur de champ. Mais surtout, les effets de lumière et d’éclairage nocturnes entre lanternes basses, brouillard et brume. Bien différents d’aujourd’hui. À l’image d’un de ses clichés célèbres, L'homme qui court (1953), éclairé par un réverbère. Il s'agit de son mari dans une rue pavée au pied du pont Garigliano. «Nous nous sommes retrouvés dans ce quartier, la lumière était magnifique. Je lui ai dit "Cours!" et il l'a fait.»

Rue des Terres au curé Paris 1954 © Sabine WeissSabine Weiss arpente dès lors le Paris libéré de l’après-guerre, où planait une vague d’optimisme, pour capturer et documenter avec sensibilité ces scènes de rue prises sur le vif. «C'était une autre époque. Les gens marchaient dans les rues, les enfants jouaient. La télévision n’existait pas encore, tout le monde était dehors. Lorsqu’on braquait l’objectif sur quelqu’un, il vous souriait. Rien n’était vu comme une agression. Beaucoup avaient même la satisfaction d’être photographiés. Tout était très différent et même plus lent, nous avions le temps.»

La profession ne tarde pas à la classer dans cette école humaniste typiquement française, alors en plein essor. Ce courant né dans les années trente trouve en effet son apogée après la Seconde Guerre mondiale, inscrivant l’être humain au centre du propos. De précieux témoignages menés par Doisneau, Willy Ronis, Brassaï, Édouard Boubat ou encore Henri Cartier-Bresson. Lorsqu’on la questionne sur sa place en tant que femme dans ce secteur dominé par la gent masculine, elle répond toujours qu’elle n’a pas été entravée. «Ce métier était en réalité plus technique que je ne l’imaginais. Je portais des appareils lourds et encombrants. Je ne pouvais pas tout soulever et je devais constamment faire attention à mon matériel contre les vols. Mon rapport était très différent.»

À travers le monde

Au milieu des années cinquante, elle explore davantage la lumière naturelle à travers ses multiples voyages aux quatre coins du globe. À commencer par New York, captant le dynamisme de cette ville qui ne dort jamais, comme les néons perçant l’obscurité. Ses photographies font vite l’objet de toutes les convoitises. À la fois publiées dans les grandes presses françaises et internationales (Time Magazine, New York Times, Life, Esquire, Vogue, Paris Match…) et présentées dans des expositions importantes, comme Postwar European Photography (1953) et The Family of Man (1955), organisées par Edward Steichen, directeur du département photo au MoMA. Cette reconnaissance contribue aussi à sa première exposition personnelle à l'Art Institute of Chicago (1954).

Un destin presque déjà tracé alors même qu’elle préfère rester dans l’ombre, en retrait. «Je n’ai pas un tempérament à me mettre avant. J’avais un mari et une enfant que j’aimais, j’étais comblée. J’avais du travail, cela me suffisait. Je me suis toujours considérée comme une artisane. Mon mari et mes amis étaient des artistes. Être peintre, c’est créer quelque chose de personnel. Être photographe, c’est retranscrire ce que l’on ressent et ce que l’on voit.»

New York 1955 © Sabine Weiss

Dans les années 60 et 70, la mode, l’art de vivre, la décoration, les mannequins de Dior à la touche élégante et sophistiquée s’imposent, laissant place à la couleur dans les magazines. «Je préférais le noir et blanc car c’était plus rapide et instantané. Mais ces travaux de commande en couleur ont été les plus lucratifs. Et pour faire ce que j’aimais, il fallait de l’argent. Certaines commandes m’ont aussi ouvert des portes insoupçonnées et très intéressantes.»

En 1978, Doisneau l’incite à accepter une rétrospective à Arras. Elle entame alors un travail de relecture, qui l’amène à entreprendre un projet plus personnel en noir et blanc. Elle sillonne ainsi le monde, visitant l’Égypte, l’Éthiopie, l’Inde, la Réunion, la Chine, la Bulgarie, la Birmanie, le Japon, le Portugal, la Grèce… Une succession de clichés qui aborde les solitudes entre poésie et observation sociale, illumine la vie des différentes ethnies et populations, immortalise l’expression de la foi et les pratiques religieuses. Des images magnifiques, bouleversantes, captivantes. À l’exemple de La petite Égyptienne (1983), un hymne à la vie et à la liberté.

Archives foisonnantes

Bébés, enfants, séniors, sans-abris, mendiants, gitans, commerçants, religieux, artistes éminents (Stravinsky, Giacometti, Fitzgerald, Breton, Sagan, Moreau, Bardot, Chanel…) ou encore objets du quotidien et produits de consommation, Sabine Weiss fait tout, est curieuse de tout. «Je me suis toujours acclimatée assez facilement.»

Giacometti dessinant sa femme Annette Paris 1954 © Sabine Weiss

C’est en 1995, que cette Parisienne de cœur obtient sa citoyenneté française. Aujourd’hui, à 97 ans, elle n’exerce plus son métier, pour mieux se consacrer à un travail d’archives avec Laure Augustins, son assistante, collaboratrice et bras droit. Elle a en effet choisi de faire don au Musée de l'Élysée à Lausanne, près de sa ville natale, d’une grande partie de son patrimoine photographique, jusqu’ici gardé précieusement dans sa maison-atelier à Paris: 200'000 négatifs, 7000 planches-contact, 2700 tirages vintage, 2000 diapositives et plus encore rejoindront le musée dès son emménagement en novembre 2021 à PLATEFORME 10. Cette exploration inédite va ainsi offrir un nouvel éclairage sur «la qualité profondément humaine de ces œuvres et leurs charges sociopolitiques» sur près d’un siècle de photographie.

Après le Prix Women in Motion qu’elle reçoit pour l’ensemble de son œuvre en 2020, la parution d’un beau livre, Émotions, aux éditions de la Martinière, et d’un récent Photo Poche chez Actes Sud, Sabine Weiss fait partie des invités prestigieux des Rencontres d’Arles 2021. Son exposition, sise dans la chapelle jésuite du Museon Arlaten nouvellement restaurée, vient ainsi renforcer une actualité toujours débordante, continuant à mettre en lumière et à rendre compte de cette passion d’une vie.


À voir

Une vie de photographe
Les Rencontres d’Arles
Chapelle du Museon Arlaten - Musée de Provence
Du 4 juillet au 26 septembre 2021
https://www.rencontres-arles.com/fr/expositions/view/991/sabine-weiss

À lire

Sabine Weiss - Photo Poche
Préface par Virginie Chardin
Arles,  Actes Sud 2021, 144 p.
https://www.actes-sud.fr/catalogue/sabine-weiss

Émotions
Préface par Marie Desplechin
Paris, La Martinière 2020, 256 p.
https://www.editionsdelamartiniere.fr/livres/emotions/

Sabine Weiss, ouvrages récents, éditions Actes Sud et La Martinière

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