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jeudi, 16 septembre 2021 19:46

L’art brut intègre le Centre Pompidou

Pascal-Désir Maisonneuve (1863-1934), Sans titre, entre 1927 et 1928 Coquillages collés © Centre Pompidou photo : © César DecharmeEnfin! L’art brut est entré pour la première fois cet été dans les collections du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, grâce à la donation effectuée par Bruno Decharme, cinquante ans après celle de Jean Dubuffet à Lausanne. Le cinéaste collectionneur comble ainsi le vide creusé par l’indifférence des institutions et donne une existence à ces victimes et laissés-pour-compte de nos sociétés.

En 1977, le cinéaste Bruno Decharme découvre en effet la Collection de l’Art brut à Lausanne, ce qui marquera le début de sa propre collection avec l’acquisition de Christoph Kolombus (1930) d’Adolf Wölfli. Une passion qui l’a amené à produire et à réaliser des documentaires consacrés à l’art brut, et à fonder en 1999 l’association abcd (art brut connaissance et diffusion). Entretien.

«J’ai choisi une vie en contre-jour, derrière la caméra, derrière les artistes et les œuvres que je collectionne », concède le cinéaste qui fut en d’autres temps l’assistant de Jacques Tati, avant de devenir monteur, scénariste, producteur et surtout réalisateur de films et documentaires pour une part dédiée à l’art brut. Appartenant à la première génération de collectionneurs qui succède à André Breton et Jean Dubuffet, il effectue ses premières acquisitions dans les années 70, vingt ans avant l’apparition d’un réel marché.

Constituée durant plus de quarante ans, sa donation au Centre Pompidou réunit des stars devenues historiques, comme Aloïse Corbaz, Adolf Wölfli, Auguste Forestier, Emile Hodinos, Guillaume Pujolle, Henry Darger, d’autres qui le sont moins, tels Judith Scott, Dan Miller, Aloïs Wey, et dans la catégorie des espoirs et talents révélés Janko Domsic. Bruno Decharme réalise ainsi son vœu de «préserver sa collection de la dispersion» et offre au Centre Pompidou une histoire en raccourci de l’art brut depuis le XVIIIe siècle.

La trentaine de documentaires que le cinéaste a consacré à ces «outsiders» (au Brésil, en Russie, en Amérique latine, en France, au Japon et en République tchèque) illustre une autre forme de son engagement pour l’art brut. Le réalisateur aborde les protagonistes en artiste, dans des films singuliers qui nous projettent dans la psyché de figures hors du commun et souvent hors limites. Ainsi les images chaotiques du court-métrage consacré au Tchèque Zdenˇek Kosek nous font-elles pénétrer dans le bouleversant désordre mental de l’artiste. L’ambition de Bruno Decharme n’a jamais cessé d’être une infatigable entreprise d’exploration et de reconnaissance, afin de sanctuariser un champ de la créativité longtemps ignoré, voire méprisé.

Geneviève Nevejan: L’art brut fait son entrée au Centre Pompidou avec votre donation de 921 œuvres. Comment expliquer un tel retard en regard de la Suisse avant-gardiste en ce domaine?

Bruno Decharme: «La donation de la collection d’art brut de Jean Dubuffet à la Ville de Lausanne dans les années 70 fut déterminante pour cette reconnaissance. En France, l’acceptation de ma donation fait figure de légitimation tardive d’un art quasiment absent des collections muséales françaises. Seul le LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) accepta la collection de l’Aracine dans les années 2000, mais cette association refusa toutefois que ses œuvres dialoguent avec les collections d’art moderne et contemporain du musée. J’ai toujours milité contre cet isolement, pensant que cet art avait sa place dans l’histoire de l’art, sans pour autant en nier les particularités. Cette ignorance pour ce pan de la création se retrouve dans beaucoup de milieux universitaires et dans les écoles d’art, même si les choses semblent changer. La reconnaissance actuelle est sans doute liée à l’évolution du marché de l’art brut.»

Janko Domsic, Sans titre, vers 1970 Stylo à bille, crayon de couleur et feutre sur carton, recto verso © Centre Pompidou photo : © César DecharmeQuels ont été vos critères de sélection?

«Offrir au Centre Pompidou un vaste panorama de près de 250 artistes sélectionnés parmi les quelque 4000 œuvres de ma collection, avec entre autres quatre dessins d’Henry Darger, un grand format d’Adolf Wölfli, des broderies rares de Jeanne Tripier, des œuvres exceptionnelles de Janko Domsic, un grand rouleau d’Aloïse et une lettre de six mètres écrite par Harald Stoffers.»

Ne craignez-vous pas que cet ensemble soit condamné au sommeil des réserves?

«Ma donation implique des contreparties. J’ai souhaité que lui soit exclusivement allouée une salle intégrée au parcours des collections permanentes, où la présentation changera tous les six mois. Je voulais également la création d’un centre de recherche où Barbara Safarova, chercheuse spécialiste de l’art brut, exerce un rôle important au sein d’une équipe riche de points de vue multiples. Une grande exposition assortie d’un catalogue raisonné sera organisée en 2023 au lendemain des travaux du Centre.»

Pour la première fois, l’art brut va dialoguer avec l’histoire de l’art moderne et contemporain d’une grande institution. Êtes-vous d’accord sur le fait que ces artistes sont, comme le pensait Jean Dubuffet, «indemnes de toute culture artistique»?

«Souvent issus de milieux défavorisés voire marginalisés, ces créateurs sont pour la plupart étrangers au monde de l’art dont ils ignorent tout. Certains d’entre eux, comme Louis Soutter ou Carl Fredrik Hill, ont reçu une formation artistique. Mais suite à des bouleversements psychiques, ils ont en quelque sorte désappris les codes de l’art dit culturel. Le Tchèque Zdenek Košek avait fait les beaux-arts et produit, selon moi, une œuvre peu inventive, avant de basculer dans la schizophrénie et de susciter une production sublime. S’ils sont ‹indemnes› de culture artistique, ils s’imprègnent de notre monde, ils en captent les secrets comme des éponges, ils en ont une perception particulièrement aiguë, avec un sens parfois divinatoire et une vision salvatrice. La maladie mentale peut être un accélérateur de capacités créatives.»

Quelle est la part du réel et celle de la pathologie dans la production de ces artistes atteints de troubles mentaux?

«Le corpus de l’art brut ne réunit pas que des malades mentaux, il regroupe une multitude de formes de pensées dissidentes. Témoin les courants spirites opposés au matérialisme qui se sont multipliés lors du développement industriel de la deuxième moitié du XIXe siècle. En République tchèque, les productions de motifs floraux sont peut-être un exutoire à l’industrialisation. La maladie mentale pourrait d’ailleurs s’interpréter comme une réponse aux troubles de l’histoire. L’hystérie courante au début du XXe siècle n’existe pratiquement plus ; en revanche, on assiste au développement de formes d’autisme, cet autre enfermement caractéristique de notre époque.»

Comment achetez-vous?

«J’achète directement aux artistes ou plus précisément aux accompagnateurs qui en ont la charge, en galeries et en vente publique. J’acquiers rarement des ensembles, je cherche plutôt la pièce qui va compléter l’édifice, à l’exception cependant de la collection du marchand français Gérard Schreiner. À une époque où le marché de l’art brut n’intéressait personne, le galeriste s’était installé à Bâle puis à New York, où malheureusement sa galerie n’a rien vendu pendant deux ans. Il possédait des pièces exceptionnelles ayant appartenu à Jean Dubuffet, plusieurs Aloïse, un grand caliquot de Madge Gill, un Miguel Hernandez et un Adolf Wölfli.»

Que pensez-vous des ateliers thérapeutiques?

«Aujourd’hui il existe de nombreux ateliers de création, comme le Creative Growth Art Center aux États-Unis ou la ‹S› Grand Atelier en Belgique. Ces centres d’art ont suivi le chemin défriché par le docteur Navratil avec la Maison des artistes au Gugging, près de Vienne, une sorte de Villa Médicis de l’art brut. Ils permettent à des artistes souvent handicapés de trouver un lieu d’accueil où ils peuvent créer.»

Fleury-Joseph Crepin, "Sans titre", huile sur toile, signée et datée, 5 juillet 1941, 13 juillet 1941, 13 juillet 1941 © Centre Pompidou photo: © Césare Decharme

Comment expliquer la foi qui fréquemment les agite? 

«Ce n’est pas tant qu’ils sont animés par la foi. Ils ont plutôt la conviction de répondre à des injonctions divines, d’être des missionnaires, des messagers de Dieu. Zdenˇek Košek avait la certitude qu’il devait passer ses journées et ses nuits devant la fenêtre à noter les variations météorologiques, sans cela il ne pourrait pas contrer les grands désastres. Adolf Wölfli, Janko Domsic ou Hodinos ont réinventé des langues, des systèmes scientifiques, imaginé des épopées extravagantes. Ces créateurs croient être la cause de l’effondrement mais aussi de la reconstruction du monde. Dotés d’une éthique, ils se sentent une responsabilité vis-à-vis de nous, ils endossent des rôles de pouvoir dont leur existence les a privés. D’un genre particulier, ils ont été anéantis par la vie, l’art est leur victoire sur la mort et l’anéantissement.»


À voir
La donation d’art brut Bruno Decharme, musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris, salle permanente (rotations tous les six mois)
www.centrepompidou.fr

Aloïse, musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, du 22 octobre 2021 au 23 janvier 2022

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