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mardi, 21 avril 2015 10:27

La romancière du vrai. Mme de Lafayette

Mme de Lafayette
OEuvres complètes
Paris, Gallimard
La Pléiade 2014, 1664 p.

L’œuvre de Madame de La Fayette est placée sous le signe de l’ordre, de la raison, de l’ordinaire et de la vraisemblance. C’est un théorème, une démonstration. Madame de La Fayette délaisse l’extraordinaire, le merveilleux, le chevaleresque, l’extravagant, bref tout ce qu’on appela communément pendant longtemps le romanesque, tout ce qui faisait battre le cœur des nobles intrigants et frondeurs, des précieux et des précieuses de la chambre bleue d’Athénaïs de Rambouillet.


Son œuvre, et particulièrement son chef-d’œuvre, La princesse de Clèves, ne traite que de sujets raisonnables, sérieux et je dirais presque moraux. Car enfin, qu’est-ce que La princesse de Clèves sinon le plus beau cas de casuistique amoureuse que la littérature nous a jamais présenté ? C’est le jeu des passions et des caractères qui imprime sa loi et dicte son verdict.
Madame de la Fayette, que La Rochefoucauld estimait la femme la plus vraie qu’il eût connue, réduisit le roman héroïque en dix tomes de Mlle de Scudéry[1] à des proportions plus délicates et à des sentiments plus humains. Son premier roman, Zayde (1670), n’est encore qu’un Cyrus en miniature. Mais La princesse de Clèves marque un progrès. C’est une transposition dans le roman du tragique cornélien. La précision de l’analyse, l’énergie des âmes, qui sera plus tard si chère à Stendhal et à Balzac, l’écrasement de l’amour sous le devoir ou sous l’honneur, quand ces deux mots n’en faisaient qu’un, tout rapproche La princesse de Clèves de l’œuvre de Corneille. C’est Polyeucte moins la religion.

Renoncements
Une honnête femme (Il ne serait venu à l’idée d’aucun auteur en ce temps-là de peindre une femme qui ne le fût pas ! Qu’eût-t-elle été ? une courtisane ? une magicienne ? Mais justement on est, avec Mme de La Fayette, sorti du merveilleux de Le Tasse ou de L’Arioste[2]), une honnête femme, dis-je, qui aime un autre que son mari et qui va chercher auprès de son mari un appui contre l’amour. Un tel renoncement est si beau, est si grand qu’on en reste aujourd’hui comme étourdi.
Et l’on relit ce roman, dans lequel on peut voir le premier roman d’analyse de la littérature française et le premier roman tout court, qui donna le ton à toute une lignée de romanciers plus fameux les uns que les autres, dont les derniers en date sont peut-être Un amour de Swann de Marcel Proust, Le bal du comte d’Orgel de Raymond Radiguet et les merveilleux romans courts de Louise de Vilmorin, avec le sentiment d’émerveillement que prétendait justement susciter en nous la littérature romanesque sortie de l’hôtel de la duchesse de Rambouillet.
Il faudra attendre Claudel pour assister à nouveau à de tels renoncements. Mais la présence de Dieu dans le théâtre de Claudel fait voler en éclats le triangle classique formé par l’épouse, le mari et l’amant. Dieu ne joue aucun rôle dans La princesse de Clèves. Et certains ajoutent même qu’il n’en joua pas davantage dans la vie de Mme de La Fayette. Ce qui est tout à fait injuste car cette dernière fit une fin toute chrétienne, comme du reste la plupart des grands personnages de ce temps, qu’ils aient mené une vie rangée ou dissolue. D’autres - mais sur quels témoignages se fondent-ils ? -, tout en la jugeant prude, dévote et bien en cour, la soupçonnent d’avoir presque douté de la vertu et d’avoir peu cru en Dieu et, ce qui est étonnant pour l’époque, d’avoir haï le roi. Faut-il voir là l’influence du duc de La Rochefoucauld avec lequel elle noua un commerce très étroit, elle et lui ayant déjà atteint un âge respectable dans un temps où la jeunesse des femmes n’excédait pas celle des roses ? Des critiques, comme le célèbre Valincourt, ont écrit des volumes pour expliquer les rouages et les ressorts d’un cœur aussi subtil et délicat que celui de Mme de Clèves. Le roman d’ailleurs, qui a pour but de s’éloigner du merveilleux romanesque, commence comme un conte de fées.

Pudeur et vertu
Madame de Clèves, la plus belle personne de la cour, est aimée de Monsieur de Nemours, l’homme le mieux fait de tout le royaume. M. de Nemours, qui avait jusque-là dans ses aventures galantes fait preuve d’une heureuse hardiesse, devient timide dès qu’il tombe amoureux de Mme de Clèves. Cette dernière découvre néanmoins sa passion, qu’elle partage bien involontairement mais dont elle ne peut cependant s’empêcher d’être flattée.
Lorsque Mme de Clèves avoue enfin à M. de Nemours ce qu’elle ressent pour lui, une demi-phrase à peine indique l’émotion qui la remplit. : « Elle céda pour la première fois au penchant qu’elle avait pour M. de Nemours, et, le regardant avec des yeux pleins de douceur et de charme : “Je ne vous dirai point que je n’ai pas vu l’attachement que vous avez eu pour moi ; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vous le dirais ; je vous avoue donc, non seulement que je l’ai vu, mais que je l’ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu’il m’ait paru.” » Rien de plus. Devant cette retenue et cette pudeur de style, on trouve grossier et médical Le lys dans la vallée de Balzac !
Pour se fortifier contre le penchant où son cœur l’entraîne, Mme de Clèves ne craint pas d’avouer à son mari qu’elle aime M. de Nemours, qu’elle le craint et qu’elle se craint elle-même. Mais par l’effet d’une imprudence de M. de Nemours, le mari se croit trahi et meurt de chagrin. La mort de M. de Clèves met fin à l’amour de Mme de Clèves pour M. de Nemours, qui se retire de la cour et va finir sur ses terres une vie somme toute fort courte.
Ecoutons comment conclut Mme de La Fayette : « Des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion. Mme de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passait une partie de l’année dans une maison religieuse et l’autre chez elle, mais dans une retraite et des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. »
Certes ce qu’il y a de plus original dans le livre est sans doute l’aveu qu’elle fait à son mari d’un amour qui n’est pas pour lui. Sa vertu s’y montre, mais à considérer la simple humanité, elle n’a pas lieu, il faut bien le reconnaître de s’en féliciter. Si elle n’avait point parlé, M. de Clèves ne serait pas mort.

Avant et après le mariage
Certains critiques, peut-être mal intentionnés, n’ont pas craint d’affirmer que Mme de Clèves fit le bon choix en résistant non seulement aux avances empressées, quoique discrètes, de M. de Nemours et même à sa proposition de l’épouser après un temps de deuil raisonnable. Ils estimaient que Mme de Clèves avait connu le meilleur de l’amour que pouvait lui offrir M. de Nemours, qui, galant comme il l’était, eût sans doute renoué après son mariage avec sa vie galante d’autrefois. Mais de cela nul ne sait rien. M. de Clèves, comme elle en fait elle-même l’aveu à M. de Nemours, était peut-être l’unique homme au monde capable de conserver de l’amour dans le mariage, de cet amour qui, quand il existe, rend inutile toute littérature, tant celle qu’on écrit que celle qu’on lit. Peut-être aussi que sa passion n’a subsisté que parce qu’il n’en a pas trouvé en elle. Mais Mme de Clèves aurait-elle trouvé le moyen de conserver celle de M. de Nemours, dont les obstacles ont peut-être fait toute la constance ?
On apprendra, en lisant ce livre, que ce ne furent en réalité ni les obstacles ni les scrupules ni les devoirs ni les sévérités de la vertu qui empêchèrent Mme de Clèves de se donner à M. de Nemours, mais qu’elle en fut retenue par la crainte qu’il ne s’habituât à ses charmes au point de les ignorer et de s’éprendre d’une autre femme qui aurait eu à ses yeux tout l’attrait d’une femme inconnue. A dix-sept ans, elle battit en retraite, et le temps et l’absence, comme dit la romancière, ralentirent la douleur de M. de Nemours et éteignirent sa passion.
Il n’en est pas moins vrai que le renoncement à l’amour fut pendant longtemps l’un des grands thèmes de la littérature amoureuse. Il est également vrai qu’en ce temps-là Dieu existait encore dans le cœur des hommes et des femmes qui, si tous ne l’aimaient pas d’un amour constant surnaturel, craignaient du moins de lui déplaire.
Quant aux mots de vertu, d’honneur et de devoir, je crois bien qu’ils sont remontés au Ciel et qu’il faudrait plus qu’un Bossuet ou un Bourdaloue pour les en faire redescendre. Ceux qui en ont gardé quelque part la mémoire peuvent toujours, en attendant, se replonger dans la lecture d’un des plus beaux romans anti-romanesques qui aient jamais été écrits.

[1] • Madeleine de Scudéry (1607-1701), connue aussi sous le surnom de Sapho, était une habituée de l’Hôtel de Rambouillet. Elle écrivit de nombreux romans galants, qu’elle signa souvent du nom de son frère Georges. Artamène ou le grand Cyrus (1649-1653) est le plus long roman de la littérature française (10 volumes). (n.d.l.r.)
[2] • Poètes de la Renaissance. (n.d.l.r.)

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