Son appartement se situe à Notting Hill. So nice! Jusqu’ici tout va bien. Mais une fois à l’intérieur de ce studio avec coin cuisine, Miss Moneypenny demande, sans aucune ironie: «Vous venez d’emménager?» -«Non» répond Bond, sans comprendre où est le problème.
Elle a pourtant de quoi être stupéfiée: quel lieu sans âme, sans personnalité! Cinq photographies encadrées, mais jamais fixées à leur clou, sont appuyées contre le mur. À côté, deux boîtes en carton, ouvertes. Un écran plasma est posé sur d’autres cartons. Pour tout ameublement, un canapé en cuir, un fauteuil, une chaise rembourrée et une table basse en bois. Pour s’éclairer, James Bond ne dispose que de deux lampes de bureau en métal et d’un abat-jour sur pied bien moche. Sinon, pas de tapis, pas de bibelots, ni de livres. Ni d’objets ethniques ramenés de ses missions aux antipodes. Le grand vide sur un plancher nu.
Pauvre homme, diront certains. Heureux homme, diront d’autres. Heureux, car selon le Dalaï Lama, le secret du bonheur est dans le détachement!
Se détacher de ses proches, des objets et des souvenirs… Autrement dit, vous et vos enceintes Bang & Olufsen, et moi et ma collection de BD, nous ne sommes pas prêts à mettre les pieds au nirvana… Tandis que Bond, vu le dépouillement régnant dans son appartement, semble être un bouddhiste accompli, pratiquant la méditation à haute dose.
Cela dit, pour le commun des mortels, une telle inaptitude à se créer un lieu à soi confine à la pathologie. C’est d’ailleurs à cause de ce vide intérieur que Daniel Craig ne voulait plus jouer ce personnage. Il a fallu que la production allonge 25 millions de dollars (si, si) pour que l’acteur décroche le smoking du placard une cinquième fois.
Dites-moi de quoi vous avez besoin pour vous sentir chez vous, je vous dirai qui vous êtes.
Par exemple, si vous déposez un napperon sur votre commode, vous venez des pays de l’Est. Combien de fois n’ai-je pas soulevé notre téléviseur cathodique pour que ma mère puisse glisser un napperon entre le meuble et le pied de la TV! Si vous accrochez une image de Padre Pio au mur et qu’une cafetière à moka chauffe à la cuisine, vous êtes en Italie. Et si vous mettez votre pain au frigo pour qu’il reste au chaud, vous êtes chez les Inuits. Bien sûr, tout ceci c’était AVANT. Avant l’arrivée du GUS (Grand Uniformisateur Suédois).
Un jour, j’ai discuté avec un pucier de Saint-Ouen. Assis entre un champignon géant style Alice in Wonderland, un buffet Louis-Philippe et une hallebarde du XIIe siècle, il m’a raconté qu’en France l’époque heureuse des puciers a commencé au début des années quatre-vingt avec l’arrivée du GUS: «Les gens ont commencé à mettre sur le trottoir leurs armoires normandes, leurs malles du XIXe siècle et leurs chaises héritées de leur arrière-grande-mère pour se payer… des étagères en contre-plaqué. Mes collègues et moi, on croyait rêver. Y avait plus qu’à se servir!»
Désormais, 60 millions de bibliothèques Billy peuplent les appartements, les villas, les studios et les bureaux du monde entier. Dans les garderies, quelques tabourets Frosta traînent toujours par là pour nos enfants. Nos coussins, nos tables, nos tasses sont interchangeables… Viens chez moi, j’habite dans le même catalogue que toi.
La force de frappe du GUS est phénoménale: chaque année, son catalogue est imprimé à 200 millions d’exemplaires. Et pourtant, l’illusion est parfaite. Le samedi après-midi, en allant faire les courses au GUS, chacun est persuadé de personnaliser son intérieur ! La chaîne américaine de cafés, dont le logo est une sirène, joue elle aussi à fond sur cette dépersonnalisation. Des fauteuils simples et confortables, des petites tables rondes, des tableaux passe-partout, des tasses et des couverts qui semblent avoir été achetés chez GUS. Et l’autorisation d’y rester autant qu’on le souhaite… pour que le consommateur se sente comme à la maison!
En 2018, elle ne compte pas moins de 28 000 salons de café, répartis dans 77 pays, dont la Chine et le Brésil. Personnellement, ce chiffre me donne le tournis. À lui tout seul, il résume l’uniformisation du genre humain sur les cinq continents.
Mais il manquait l’essentiel: convertir les Italiens. Eux aussi, ils ont le droit de passer leurs après-midis chez la Sirène! En septembre 2018, le grand événement a eu lieu. Une enseigne de «très haute qualité » a ouvert à Milan, à côté du Dôme! Et si les Italiens ne s’y bousculent pas encore, tous les fauteuils sont pris par… les touristes, qui reconnaissent la même déco que dans les enseignes de leur pays. Alors ils ne se sentent pas dépaysés quand ils voyagent à l’étranger. Ils sont un peu à la maison en Italie.
Cette boucle absurde vaut pour l’Occident. Mais ailleurs? Comment un Bédouin s’y prend-il pour se sentir à la maison au milieu des dunes de sable ou d’un désert de pierres? Il transporte généralement une petite boîte contenant ses objets personnels: un gobelet, un boîte à tabac, une écharpe. Et surtout, il a son tapis. Assis sur son tapis, le Bédouin est partout à la maison.
Ça me rappelle la manière contemporaine d’envisager le travail. Depuis quelques années, les bureaux personnels disparaissent dans les grandes entreprises. Fini les photos de familles posées à côté de l’ordinateur fixe et le «bordel perso» laissé à côté de la lampe. Aujourd’hui, tous les bureaux sont vides en arrivant au boulot et vidés en partant. Les SBF (Sans Bureau Fixe) sont des nomades, des Bédouins du monde professionnel! Pour se sentir «à la maison», il leur suffit d’un disque dur externe ou d’un bon vieux cloud. Au fond, ils n’ont besoin que d’un ordinateur portable et d’une connexion wifi. D’ailleurs, un jour par semaine ils ont le droit de bosser chez eux. Quelle meilleure façon de se sentir à la maison… que de travailler à la maison?
À propos de boucle bouclée, je reviens à mon vendeur de Saint-Ouen. Il m’a fait une confidence: «Un samedi, un couple a débarqué dans ma boutique. Des vrais bobos comme dans la chanson de Renaud. Ils promènent leurs regards sur mon fourbi. Et tout à coup, la femme lit au fond d’une armoire Marie-Mathilde R gravé dans le bois. ‹Mais c’est l’armoire de ma grand-mère!› s’écrie-t-elle. Je l’avais ramassée en banlieue quelques années plus tôt, repeinte en bleu ciel et fait changer la serrure.»
J’ai demandé comment l’histoire s’est terminée. «Ils me l’ont achetée! » me répond le vendeur, des étoiles dans les yeux.