Lucien d’Azay,
Keats, Keepsake,
Paris, Les Belles
Lettres 2014, 224 p.
Edgar Poe, qui avait lu Keats, disait qu’à côté du roi des cieux, sur un autre trône, se tenait un autre Dieu, plus terrible encore et plus beau. Je rapproche cette pensée de ce qu’écrivait Keats à sa fiancée Fanny Brawne, à savoir que pour décrire le culte qu’il vouait à son être physique, « il lui faudrait un mot plus éclatant que celui d’éclat, plus beau que celui de beauté ».
Franz Kafka n’est jamais devenu un adulte. C’est le meilleur moyen pour devenir un écrivain, bien que Kafka n’ait jamais voulu en devenir un. L’enfant ne vit pas dans le monde, n’a pas besoin de reconnaissance sociale, ni de gagner son pain. Il vit dans l’imagination. Il n’a pas besoin de devenir Napoléon. Il est Napoléon. Cette puissance imaginative, l’adulte qui doit faire son chemin dans la société, exercer un métier, nourrir une famille, la perd.
Pendant longtemps Proust ne travailla pas, occupé qu’il était à aller dans le monde, à écrire des lettres affectueuses et louangeuses à ses amis ou à des dames de l’aristocratie qui le recevaient dans leurs salons et leurs châteaux, à coucher avec des jeunes gens, du peuple pour la plupart. Mais il avait toujours conscience de perdre sa vie et son âme en futilités mondaines, et peu à peu il s’aperçut de l’insignifiance et du néant de l’amitié, du monde, des conversations et de l’amour. Un jour il cessa ses activités mondaines, s’enferma dans sa chambre comme le recommande Pascal et rappela ses souvenirs.[1]
Platon, dans Le Phaïdros, décrit Socrate comme Suétone montrera César s’immobilisant devant le Rubicon : « Comme j’allais traverser une petite rivière, un signal tout à coup se produisit dans l’air et m’arrêta. » La voix de son démon lui dit : « Suspends tout mouvement. Ne te risque pas plus avant ! » Socrate, sur le bord de la rive, se fige. Le monde a fini son œuvre, il a fini d’exercer son attraction et son ensorcellement sur Socrate. Tout s’arrête alors.
Voici un ouvrage magistral[1]. Il ne faut pas craindre de louer un auteur qui le mérite. Il y a là un chef-d’œuvre de littérature comparée et de critique, c’est-à-dire d’explication et de jugement. Marc Fumaroli s’est donné un grand projet. Il a décrit tous les prodromes de la révolution humaniste.
Cette révolution s’est produite en deux temps. Au XVIe siècle, avec la Renaissance, et au début du XVIIe siècle, avec l’hôtel de Rambouillet et la naissance des salons. La teneur définitive, la teneur finale de l’humanisme classique, s’explique par ses origines, par sa filiation intellectuelle ainsi que par les conditions sociales qui l’ont fait éclore : une classe, l’aristocratie (ou la haute bourgeoisie), où des âmes libres de développer plus complètement leurs sentiments, parce qu’étant hors du métier des lettres, ont le loisir de penser davantage à leurs émotions et de cultiver l’art du bien dire et de la conversation. L’illustrent les mémoires, les maximes, les essais, les pensées et l’art épistolaire.