Si le ton est donné, reste le devoir de saisir le fait chrétien qui lie à cet anarchisme-là les diverses personnalités que les auteurs font défiler devant nos yeux. En premier lieu Proudhon, proche des anarchistes classiques (Kropotkine et à sa façon Tolstoï) ; puis, du côté catholique, Léon Bloy et, du côté protestant, Jacques Ellul. A chaque fois, le refus d’un ordre injuste - Mounier parlera d’un « désordre établi » - peut représenter non seulement le rejet de l’injustice mais le refus même de l’ordre en soi. Et c’est finalement là que se découvre l’anarchisme. La désobéissance en fait partie, mais en vue d’obéir librement à sa seule conscience ou à une illumination qui fait du refus une grâce. S’agissant d’Ellul, juif converti : « Protestant, le mot lui va comme un gant. Pour lui, les chrétiens ont une mission prophétique [...] L’Evangile est la vraie révolution qui doit détruire les faux dieux de la société... »
Mais alors, n’est-ce pas ratisser un peu large que d’écrire : « En fait, toute anarchie moderne commence par le Moyen-Age, contre la vanité moderne. » Je note antimoderne, ce qui vaut autant pour un certain art, pictural et poétique, pour Charles Péguy, que pour un philosophe tel que Jacques Maritain, certes anticonformiste et filleul de l’« anarchiste » Bloy, mais inventeur d’un nouvel ordre chrétien, éthique et politique.
Quatre cents pages qui donnent évidemment de nombreuses occasions de se poser des questions, d’hésiter à lier le refus dadaïste de toute règle et le mouvement des prêtres ouvriers par moments en rupture avec l’ordre ecclésial ; quatre cents pages bien informées, qui invitent à se laisser surprendre.