Luc rédige son œuvre entre 80 et 90, avant que la collection des Lettres de Paul n’ait été constituée. Sa connaissance de l’apôtre est biographique, reposant sur des récits préservés par les communautés fondées par Paul et rapportant son activité de guérisseur, sa stratégie d’évangélisation et sa piété personnelle. L’évangéliste a en outre utilisé des sources qu’il est très souvent impossible d’identifier et qu’il a retravaillées, telles celles sur la naissance de l’Eglise d’Antioche.
On sait aujourd’hui que l’histoire est une reconstruction à distance des faits et non leur compte-rendu brut. Luc n’est pas plus subjectif que n’importe quel autre historien quand il raconte les événements à partir de son propre point de vue. Le sien est de fournir une mémoire à la chrétienté, pour lui permettre de se forger une identité. Luc tente en particulier d’expliquer pourquoi, alors que l’Eglise et la Synagogue juive ont tout en commun (Ecritures, prières, liturgies, coutumes...), elles se sont séparées. « Les Actes sont la chronique d’une rupture annoncée », écrit Marguerat. Les chrétiens, par la voix de Luc, reprochent notamment au judaïsme de n’avoir pas su déchiffrer les écrits de leurs propres prophètes. Mais en même temps, Luc souligne la continuité indestructible entre Israël et la mission chrétienne. Paul répète à la fin du livre à Rome : « Je n’ai rien fait contre le peuple et contre les coutumes des pères » (28,17).
Le récit progresse par séquences articulées sur la géographie de l’Empire romain (Palestine, Syrie, Chypre, Asie mineure, Grèce et Rome). Les villes, dont plusieurs de très grande importance (Antioche, Ephèse, Corinthe), jouent un rôle central dans la progression de la Parole. A noter qu’à l’est de la Syrie, et plus précisément d’Antioche, l’évangélisation n’est pas rapportée, car Luc suit essentiellement Paul dans le versant occidental de la mission.
Luc n’est pas attaché à décrire les ministères embryonnaires de l’Eglise. Il mentionne certes les prophètes, les hommes chargés de l’enseignement à Antioche et les diacres, mais il excelle surtout à tracer une image exemplaire du militantisme chrétien, comme par exemple celui du couple Aquilas et Priscille. L’évangéliste montre comment l’accueil, l’entraide, l’hospitalité ont créé le tissu grâce auquel la foi s’est transmise de proche en proche, comme à Philippes (en Macédoine), la première communauté sur sol européen.
Soulignons encore que le professeur Marguerat conserve le titre de concile apostolique à l’assemblée qui s’est tenue à Jérusalem et qui constitue le centre du livre. Cette assemblée a été préparée par la rencontre de Pierre et du centurion Corneille à Césarée de Palestine, où l’apôtre s’ouvre à la mission auprès des non juifs. L’exégète retrace le déroulement des faits qui marquèrent l’assemblée et la portée immense de ses décisions, matrice des futurs conciles œcuméniques. Attendu qu’aucun protocole n’a été tenu de cette réunion au sommet, nous n’avons que des témoignages orientés, celui de Paul qui veut convaincre les Galates de la pleine légitimité de son Evangile, et celui des Actes où Luc relate l’acceptation d’un compromis entre deux courants missionnaires et montre en Paul le continuateur de Pierre.
Un regard actuel
Le commentaire des Actes de Marguerat est le premier commentaire à vocation scientifique de langue française depuis celui de l’exégète catholique Eugène Jacquier qui date de 1926 ! En comparant les deux ouvrages, on mesure les changements intervenus dans l’exégèse du Nouveau Testament.
Jacquier s’attache surtout au commentaire philologique, à l’explication du texte grec qu’il établit. Il précise certes les questions historiques, mais à une époque marquée par la crise moderniste, où l’exégèse catholique est placée sous haute surveillance. Il cite longuement les commentaires anciens, tel celui de Jean Chrysostome.
Le théologien protestant Marguerat, tout en traitant les questions historiques, met l’accent sur les genres littéraires utilisés par Luc, comme par exemple celui des récits de sortie miraculeuse de prison (Paul à Philippes). Il souligne la haute qualité de la narration lucanienne, comme dans le passage de la tempête avec Paul comme héros, et la dimension symbolique des récits, tel celui de l’ouverture des portes de la prison devant Pierre qui évoque l’ouverture de l’Evangile aux nations. Le bibliste excelle à dégager les perspectives théologiques des péricopes.
Marguerat, spécialiste reconnu de l’œuvre de Luc, s’est déjà illustré, avec Emmanuelle Steffek, dans Le Nouveau Testament commenté.[1] On lui sait gré de livrer son immense connaissance des Actes. J’ai apprécié la traduction nouvelle, ses analyses équilibrées sans relent de prises de position confessionnelles et enfin les perspectives théologiques fécondes pour l’annonce actuelle de nos Eglises.
[1] • Sous la direction de Camille Focant et Daniel Marguerat, Paris/Genève, Bayard/ Labor et Fides 2012, 1245 p.