Liouba Bischoff
Nicolas Bouvier ou l’usage du savoir
Genève, Zoé 2020, 270 p.
Son œuvre est devenue la référence indispensable, un classique de la littérature du voyage. Le voyage, dit Nicolas Bouvier, «n’est qu’une modalité d’une quête bien plus vaste qui remonte à l’enfance et ne se poursuit pas moins dans les bibliothèques que dans le vaste monde». L'écrivain oscillera cependant toute sa vie, nous dit l’auteure de ce livre, entre «le désir de connaître et la nécessité d’ignorer […] dans une dialectique entre encyclopédisme et désencombrement».
Nicolas Bouvier, en effet, n’a eu de cesse de souligner la vanité du savoir accumulatif et le risque du dogmatisme ou de la pédanterie, tiraillé qu’il était entre la culture savante et la culture populaire, entre l’expérience directe et la médiation livresque. «Il ne faut pas lire, il faut voir», disait déjà Jean-Jacques Rousseau. Alors, voyage ou lecture? Voyage et lecture? «Dans la tentation de l’ignorance et la soif de connaissance, le rapport au savoir est bien placé sous le signe de l’ambivalence.»
S’affranchir des livres pour laisser place aux leçons de la route, rééduquer les sens: la marche et le regard sont les voies d’accès à la connaissance d’un pays. La lecture cependant rejoint le vécu et donne lieu à des rencontres aussi riches qu’insolites. Nicolas Bouvier a voulu rendre l’histoire et la géographie les plus vivantes possibles comme le ferait un chroniqueur ou un conteur, et en tout cas un « amateur érudit », pour vulgariser le savoir ethnographique en transmettant en parallèle des expériences et des impressions subjectives. «La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir» (L’usage du monde). «Sa manière de voyager, remarque Liouba Bischoff, -faite de déplacements mais aussi de longs séjours- brouille les définitions de l’ethnologue et du voyageur.» Il est un digne héritier de Montaigne, qui a joué un rôle structurant dans son usage du savoir.
Liouba Bischoff, maître de conférence en langue et littérature françaises à l’École normale supérieure de Lyon, s’est spécialisée entre autres dans les récits de voyage. Elle s’est plongée dans toute l’œuvre de Nicolas Bouvier, y compris ses carnets inédits, pour analyser l’usage des savoirs qu’il a développé. Elle nous donne un exposé magistral sur l’écrivain-voyageur tiraillé entre «un idéal d’équilibre et de mesure, entre érudition et mise à distance, entre le cancre et le lettré».
Marie-Thérèse Bouchardy
Nicolas Bouvier
La guerre à huit ans
Préface de Sylviane Dupuis
Genève, Zoé 2020, 80 p.
Qui ne connaît pas Nicolas Bouvier (1929-1999), un des plus grands auteurs de la langue française de la deuxième moitié du XXe siècle? Il fut un voyageur infatigable, un photographe et iconographe. En 1988, Éliane Bouvier, son épouse, fait publier pour la première fois Thesaurus pauperum ou la guerre à huit ans. Les éditions Zoé le proposent à présent en livre de poche.
Ce récit nous invite à entrer dans le monde de l’enfance dont se souvient l’écrivain, observateur du monde. L’enfance, nous dit-il, n’est pas un âge mais un état qui se trouve dans notre temps linéaire avec deux aspects: négatif et positif. Et de nous décrire, à sa façon, ces deux aspects. Ainsi il confie qu’il a très peu écrit sur son enfance… et qu’il ne peut pas dire s’il l’a vraiment aimée. Nous avons donc la chance d’avoir ce récit.
Enfant, Nicolas passe ses vacances d’été chez ses grands-parents et les livres qu’il découvre l’entraînent dans des rêves, des voyages. Ces souvenirs sont remplis d’écrivains fameux qui le fascinent: Guy de Pourtalès, Antonin Artaud, Paul Klee, Charles-Albert Cingria et bien d’autres. La guerre à huit ans, c’est contre Bertha, la Prussienne, qu’il la livre. Bertha était entrée au service de son grand-père en 1914 et avait depuis toujours vécu avec la famille. Autoritaire, elle régentait tout et Nicolas lui résistait autant que faire se peut. Il lui fallut trois ans de manœuvres vipérines pour réduire en cendres son empire et son autorité sur lui. Mais un jour, la vraie guerre, atroce, insoutenable, éclata, celle des grands, qu’il suivit avec consternation, sans oublier ses minuscules victoires.
Un petit chapitre à la fin du livre est consacré aux bibliothèques (son père fut directeur de la Bibliothèque universitaire de Genève), des lieux qui lui offrirent des heures de félicité, lesquelles l’ont autant cultivé que ses études et ses voyages.
Marie-Luce Dayer
Bridget Dommen
Ella Maillart. Dans la tourmente du XXe siècle
Bière, Cabédita 2020, 104 p.
Brigitte Dommen aime présenter à la jeunesse des personnages qui ont marqué l’histoire suisse. Lire ce livre, en temps qu’adulte, c’est s’offrir l’occasion de découvrir une voyageuse exceptionnelle, une philosophe talentueuse, une écrivaine passionnante, ainsi que les évènements qui ont transformé l’Europe et l’Asie au début du XXe siècle.
Experte en navigation et grande skieuse, Ella échoue aux examens d’entrée à l’université. Les violences de la Première Guerre mondiale la poussent à choisir Tahiti comme destination de son premier voyage. En 1930, elle débarque en Russie, où il faut se battre pour tout. Elle reçoit une carte de rationnement mais ne semble pas prendre la mesure des souffrances que Staline impose à son peuple. Elle se fait des amis avec de jeunes sportifs russes et publie en Suisse son livre Parmi la jeunesse russe, qui sera très critiqué.
La vie de nomade l’attirant, elle part aux frontières du Kazakhstan, puis explore à cheval et à pied les monts célestes du Kirghizstan. Rien ne l’arrête. Elle découvre les difficultés sociales et économiques du peuple, tout en admirant sa résistance. Avec cinq voyageurs, elle poursuit son aventure jusque dans les cols enneigés du Sinkiang… la Chine! Ses compagnons retournent à Moscou et elle reprend seule la route, jusqu’au moment où elle n’a plus d’argent et doit rentrer en Suisse.
Ses notes et ses rouleaux de films lui permettent de publier Des monts célestes aux sables rouges, qui connaît un succès immédiat. Elle devient célèbre, reconnue et voyage encore et encore. La Manchourie, la Chine, l’Inde et le Tibet. Puis l’Iran et l’Afghanistan avec une autre Suissesse, Anne-Marie Schwarzenbach. Ella ne se voit pas comme une simple touriste, mais comme une personne sérieuse qui observe et écrit. Son voyage est par moments plein de dangers et de difficultés. Parfois, la nuit, elle entend les loups hurler. Et quand ils croisent des nomades, ses compagnons et elle se livrent au troc pour manger. Un jour, on vole même leurs passeports, les prenant pour des espions russes. Elle ne sera d’ailleurs pas toujours libre de se rendre où elle veut et des hommes armés l’accompagneront souvent.
À la fin de la guerre, la voyageuse rentre en Suisse. Elle se fait construire un chalet à Chandolin, en Valais, à 2000 mètres d’altitude, où elle finira sa vie en 1997, non sans avoir encore conduit des touristes en Corée et au Tibet.
Marie-Luce Dayer
Annemarie Schwarzenbach
Les Forces de liberté
Écrits africains 1941-1942
Genève, Zoé 2020, 212 p.
C’est des Forces de liberté qu’Annemarie Schwarzenbach a tiré son courage pour faire tout ce qu’elle a entrepris dans sa courte vie. C’est l’esprit de liberté qui a fait d’elle une grande voyageuse parcourant les routes du monde. Son engagement dérive de l’idée même qu’elle se fait de l’être humain, de sa condition, de sa dignité: vouloir la liberté est un choix qui s’impose, le seul qui soit conforme à la nature de l’homme, car l’homme a été créé libre et responsable de ses actes devant sa conscience morale. C’est pourquoi «chaque fois que les hommes ont progressé jusqu’à prendre conscience de leur nature divine, ils l’ont ressenti comme une libération morale et, infailliblement, leur recherche d’une forme de vie commune les a conduits à instaurer la démocratie», écrit-elle en septembre 1940.
Bien qu’elle se maintienne hors des religions instituées, les lectures bibliques de son enfance l’ont marquée. Il y a chez Annemarie Schwarzenbach une nostalgie d’absolu. Aussi la montée du nazisme dans les années 30 est-elle pour elle non seulement un danger politique, mais surtout un drame spirituel, un assaut des forces mauvaises tentant de détruire l’esprit. La déclaration de guerre, qu’elle apprend en arrivant à Kaboul avec Ella Maillart, la tourmente tellement qu’elle préfère retourner en Europe, car «lutter contre la barbarie est un impératif absolu».
Elle choisit finalement de se rendre en Afrique francophone pour défendre le gouvernement de Gaulle qui a installé ses autorités à Brazzaville, alors colonie française. Elle part le 12 avril 1941, seule, en train de Zurich pour Lisbonne (un voyage qui durera 12 jours !), où elle attendra encore trois semaines pour obtenir un visa.
En juin 1941, elle s’installe à Léopoldville (Congo belge) chez le consul de Suisse, M. Orlandi. La Belgique a fait allégeance à de Gaulle contre l’ordre de Vichy. Un mois plus tard, elle monte à bord du Colonel Chaltin pour remonter le fleuve Congo. Son récit de voyage le long de cette côte africaine est très beau. Journaliste et poète, elle écrit pour les journaux suisses allemands, dont la NZZ, des reportages et des poèmes magnifiques sur la forêt équatoriale qui lui inspire à la fois de la peur, car elle s’y sent emprisonnée, et de l’admiration. Sur le bateau, elle rencontre des Belges, des Portugais, des Anglais qui, pour la plupart, cherchent à rentrer en Europe par des voies détournées, souvent en passant par l’Afrique du Sud.
Fin juillet 1941, Annemarie Schwarzenbach arrive chez ses amis suisses, les Vivien, qui ont une plantation. Pendant plusieurs semaines, elle fera de grands tours dans la province du Kivu, jusqu’aux frontières du Soudan et du Tchad. Et toujours, elle écrit… À Noël 1941, elle passe quelques jours en solitaire dans la région de Thysville (Congo belge) et commence à rédiger son livre Le miracle de l’arbre. C’est là qu’elle prend la décision de retourner en Suisse. Quelques mois plus tard, en septembre 1942, alors qu’elle se trouve à Sils, dans les Grisons, elle fait une chute à vélo et se tue… tout comme Laurence d’Arabie décédant d’un accident de moto à son retour en Angleterre. Elle avait 34 ans.
Jeune, belle, riche, libre, Annemarie Schwarzenbach a vécu en Afrique un drame personnel: ceux-là mêmes pour lesquels elle voulait travailler, les Forces de la liberté, la soupçonnaient d’être une espionne nazie. Elle aura peur d’être internée, comme le furent nombre d’Allemands sur le continent noir, et s’en tirera grâce à des relations haut placées.
La jeune femme fit aussi l’expérience de la société blanche dans l’Afrique coloniale. Même si elle voyait la misère des Africains, sa «bonne cause» restera celle de la France libre. «La vie commune est-elle possible sans qu’il y ait aliénation?» se demande-t-elle néanmoins. Lucide, elle rejoindra le discours du général de Gaulle, prononcé en 1941 à Oxford: «…rien ne sauvera l’ordre du monde, si le parti de la libération ne parvient pas à construire un ordre tel que la liberté, la nécessité, la dignité de chacun y soient garantis. On ne voit pas d’autres moyens d’assurer en définitive le triomphe de l’esprit sur la matière.»
Annemarie Schwarzenbach n’était pas seulement une journaliste et une poète brillante, mais aussi une philosophe veillant à sa liberté et à son équilibre intérieur. Il est regrettable qu’elle soit si peu connue en Suisse romande où ses nombreux livres n’ont été traduits que récemment. «Après tout ce que j’ai vu et vécu, je suis sûre d’une chose, écrit-elle : quand on s’arroge des pouvoirs absolus en tant que juge, quand on décrète justes dans l’absolu des décisions qui sont le fruit de circonstances et de la nécessité, sans ‹rendre à Dieu ce qui est à Dieu›, on fait le lit de l’injustice et de l’inhumanité.»
Christine von Garnier
David Chariandy
Il est temps que je te dise
Lettre à ma fille sur le racisme
Traduit de l’anglais par Christine Raguet
Genève, Zoé 2020, 112 p.
Être né au Canada de parents indo-africains ayant vécu auparavant à Trinidad, s’être marié à une Canadienne, être père de deux enfants « métis » pousse l’auteur de ce livre à s’interroger sur la question d’appartenance, sur le rejet épidermique de certaines personnes face à la différence.
Avec beaucoup de tact, de pudeur et de tendresse, mais aussi de lucidité, il écrit à sa fille de 13 ans, mêlant ses propres expériences à celles de ses deux enfants. «Tu n’as pas créé les inégalités et les injustices de ce monde, ma fille. Tu n’es ni la seule ni l’unique personne chargée de les réparer. S’il y a quoique ce soit à apprendre de l’histoire de nos ancêtres, c’est qu’on doit se respecter et se protéger soi-même; qu’on doit exiger non seulement la justice, mais la joie; qu’on doit voir, véritablement voir, la vulnérabilité, la créativité et l’immuable beauté des autres.»
Une leçon de sagesse devant la réalité pas toujours amicale qu’il conclut ainsi: «Le futur auquel j’aspire n’est pas un avenir dans lequel nous serons tous vêtus uniformément, mais où nous finirons par apprendre à lire nos différences tout en les discutant avec respect.»
Marie-Thérèse Bouchardy
Adrien Candiard
Du fanatisme
Quand la religion est malade
Paris, Cerf 2020, 89 p.
Ce jeune dominicain vivant au Caire, spécialiste de la théologie musulmane, livre une analyse vivifiante des causes du fanatisme, maladie des religions. Même si l’auteur prend comme point de départ de sa réflexion l’assassinat tragique d’un épicier musulman de Glasgow (poignardé parce qu’il avait offert des œufs à Pâques aux chrétiens de son quartier) et les écrits d’un maître de l’Islam du XIVe siècle (dont se réclament certains salafistes et autres djihadistes), ce livre n’est pas du tout une diatribe contre la religion musulmane. Bien au contraire, c’est dans notre histoire européenne chrétienne, avec ses atrocités -notamment celle des protestants français massacrés lors de la saint Barthélémy «parce qu’ils n’allaient pas à la messe»- qu’il cherche et trouve les sources du fanatisme.
Prenant au sérieux la définition de Voltaire -«Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère»-, il démontre que le fanatisme n’est pas une maladie psychiatrique, ni un problème sociologique ou politique, mais qu’il provient d’une mauvaise théologie, en Islam comme en chrétienté.
«Dieu, personne ne l’a jamais vu»: cette sentence admise par tous les croyants pousse certains à prendre à leur compte les règles de vie, le comportement, la morale comme des ordres de Dieu, parce qu’ils con-nais-sent, eux, des hommes, ce que Dieu veut. Ils remplissent la terrible absence de Dieu par leurs lois.
Ce fanatisme toutefois n’est pas l’œuvre des seuls théologiens. Comme le racisme, le fanatisme guette chacun de nous. C’est une forme de l’idolâtrie, condamnée si fortement dans l’Ancien Testament. En plus du veau d’or (dont les avatars sont si évidents aujourd’hui), nous pouvons idolâtrer le texte sacré lui-même (fondamentalisme), la liturgie, certains saints et saintes ou encore la religion elle-même pour renforcer notre identité par l’appartenance à une grande famille.
Ce que j’ai aimé le plus dans ce livre, c’est la description de ce que chacun de nous peut faire pour lutter contre le fanatisme : parler, parler de soi en vérité, parler de sa propre foi avec quelqu’un qui en a une différente. Ce dialogue n’est possible que dans l’amitié, comme l’auteur le fait comprendre à demi-mot, lui qui compte de vrais amis dans le monde musulman. Échanger sur le sens de sa vie, sans jugement ni prosélytisme, quel beau programme!
Jacques Petite
Manoël Pénicaud
Louis Massignon
Le «catholique musulman»
Paris, Bayard 2020, 430 p.
«Louis Massignon, l’un des plus remarquables islamologues du XXe siècle, porte un témoignage où s’unissent… une œuvre scientifique de premier ordre et une vie toute donnée à Dieu», écrit Louis Gardet, un de ses disciples. Après sa mort en 1962, plusieurs biographies, dont celle de Jean Morillon, lui ont été consacrées. Aujourd’hui, Manoël Pénicaud, anthropologue spécialiste des relations interreligieuses, livre une nouvelle biographie, détaillée, agréable à lire, au regard à la fois critique et distancié sur le personnage. Son premier objectif vise «à rendre accessibles à un grand nombre de lecteurs la qualité, l’intensité et les ruptures d’une vie hors norme».
Louis Massignon est né en 1883 d’un père sculpteur agnostique -Pierre Roche- et d’une mère catholique fervente. Il se forma aux lettres et rencontra le problème religieux qui devait l’occuper toute sa vie, dans la nuit du 3 mai 1908, sur le vapeur qui le reconduisait à Bagdad au terme d’une campagne archéologique sur le Tigre. Il nomma cet instant décisif La visitation de l’Étranger. «Dieu sera accordé à Massignon sous la figure du Juge et sous celle du Père, mais toujours sous celle de l’Étranger, invisible à notre monde, transcendant tout ordre établi, instruisant les prophètes et animant de son souffle les langues prédestinées à styliser l’expérience mystique de celles et de ceux qui, en Islam, en chrétienté, ailleurs aussi (Gandhi) sont prédestinés au témoignage vivant par le sacrifice», écrit Christian Jambet qui a supervisé l’édition intégrale des écrits de Massignon.
Jeune arabisant au Caire, menant une vie dissolue, c’est par un «renégat», c’est-à-dire un converti à l’Islam, Luis de Cuadra, fils du marquis de Guadalmina, qu’il découvre Husayn ibn Mansûr al-Hallaj, martyr mystique musulman, condamné à mort, torturé et crucifié à Bagdad en 922. Dès lors Massignon va étudier avec intensité pendant des années ce saint musulman et publiera en 1922 La passion d’al-Hallaj, martyr mystique de l’Islam. C’est en quelque sorte par la connaissance d’une autre religion, l’Islam, qu’il va revenir au christianisme, abandonné par lui à l’âge de 17 ans dans le sillage de son père. «C’est le fruit d’un long et complexe processus de maturation», écrit son biographe.
L’hospitalité est une référence fondamentale dans la pensée et l’existence de Massignon. Au début de son séjour à Bagdad, en 1907, il se rend chez un notable réputé pour sa science et lui demande de le prendre en charge comme hôte; celui-ci lui loue une résidence dans un quartier entièrement musulman, loin du quartier européen. Cela permet au jeune homme, qui parle l’arabe dialectal, de connaître les petites gens et la culture locale.
À l’hospitalité abrahamique, Massignon associe un autre thème central de sa pensée, l’intercession, comme le fit le patriarche Abraham en faveur des gens de Sodome. Massignon est convaincu d’avoir lui-même mystérieusement bénéficié de l’intercession d’aides (vivants ou morts) pour son salut. Ces intercessions simultanées sont au fondement de sa spiritualité. Il fait l’expérience de la communion des saints du christianisme et des élus cachés de l’Islam. Selon lui, le monde serait porté d’âge en âge par des saints, des piliers spirituels se succédant selon une chaîne mystique et non généalogique, «une élite d’hommes et de femmes nés pour assumer l’angoisse aveugle et sourde des myriades humaines, pour en comprendre et en annoncer la gloire transcendante». Ces piliers invisibles s’offrent en otage -au sens fort du terme- pour «racheter» les péchés de la société. L’histoire du monde est tramée par la prière de ces saints, des plus anonymes aux plus célèbres, dont Massignon retrouve la trace dans le soufisme sous le nom d’Abdâl (serviteur).
Un autre pan de la personnalité de Massignon ressort de cette biographie: celui de l’acteur de la politique française en Orient. Maîtrisant très tôt l’arabe et le persan, et plus tard d’autres langues (turc et kurde), il est appelé par les instances de son pays comme conseiller. Pendant la Première Guerre mondiale, il est sur le front d’Orient, notamment sur le front serbe. Le 11 décembre 1917 (une photo en témoigne ), en tant que membre de la mission Sykes-Picot, il assiste à l’entrée des troupes du général Allenby à Jérusalem, après le départ des Ottomans, à côté du célèbre colonel Lawrence d’Arabie, son rival. C’est là qu’il apprend la mise en œuvre du projet sioniste en Palestine et la trahison de la parole donnée au prince Fayçal.
Après la Seconde Guerre mondiale, délaissant progressivement la vision coloniale de la France, il s’engage pour la décolonisation, en particulier en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie), prenant fait et cause pour l’indépendance de ces pays et la protection de leurs citoyens en métropole. Face à la naissance de l’État d’Israël en 1949, il considère légitime le droit au retour après la Shoah, dans une logique d’espérance propre au judaïsme. Mais il y a à ses yeux un dévoiement du sionisme originel, devenu un rouleau compresseur de la colonisation. Avec son ami le rabbin Judah Magnes et Martin Buber (rencontré aux réunions du groupe Eranos à Ascona), il milite pour une solution à deux États. Franchement antisioniste, il se brouille avec Paul Claudel, avec qui pourtant s’était établie depuis sa conversion une amitié dont témoigne une correspondance assidue.
Il y aurait encore plusieurs aspects à évoquer de la très riche personnalité de ce personnage complexe et fascinant révélé dans cette biographie, notamment sa carrière d’enseignant ainsi que sa filiation spirituelle avec Charles de Foucauld. Manoël Pénicaud a su exploiter une très riche documentation photographique venant de Massignon lui-même, qu’il commente tout au long du livre. Ce n’est pas le moindre atout de l’ouvrage. On lui saura gré aussi de dévoiler à de plus jeunes générations l’extraordinaire vie et pensée de ce «catholique musulman», selon le mot du pape Pie XI, à l’heure où l’islamisme s’attaque aussi au soufisme.
Le livre est dédié au Père jésuite Paolo Dall’Oglio, disciple de Massignon, disparu à Raqqa, en Syrie, en 2013.
Joseph Hug sj
Élisabeth Parmentier
Cet étrange désir d’être bénis
Genève, Labor et Fides 2020, 336 p.
Fort étonnamment, dans notre société technocratique, les demandes de bénédictions (motos, bateaux) continuent d’affluer. Que veut dire cet «étrange désir d’être bénis» au début du XXIe siècle? C’est l’un des premiers mérites de cet ouvrage que de voir une théologienne luthérienne empoigner la question et revisiter la tradition biblique et historique, pour faire des propositions à sa propre famille ecclésiale, plutôt réservée dans ce domaine.
La professeure de théologie pratique à Genève développe ainsi une perspective théologique de la bénédiction qui évite autant la perte de signification que l’exigence d’effets visibles, telle qu’elle peut apparaître dans la mouvance pentecôtiste. La bénédiction n’est pas de l’ordre de la superstition magique. Elle a du sens si elle fait sortir les bénéficiaires de leur bulle égocentrique, les ouvre à l’Autre qui les accompagne et les oriente vers leurs responsabilités «d’être des bénédictions» au cœur du monde, à l’exemple d’Abraham dans la Genèse. Ainsi l’auteure rompt-elle une lance contre la théologie de la prospérité et contre les risques de consommation de sensations, voire de manipulation émotionnelle: la réussite matérielle et sociale (wealth) n’est pas nécessairement l’aune à laquelle l’efficacité d’une bénédiction doit être calculée.
Un des autres intérêts de l’ouvrage est de proposer de prometteuses ouvertures œcuméniques, notamment autour des demandes de guérison, de délivrance et de gestes comme l’imposition des mains et l’onction d’huile. À cet égard, l’auteure évalue positivement les documents catholiques (Le livre des bénédictions, 1988; les critères christologiques pour les «prières de guérison», 2000; et le sobre itinéraire Protection – Délivrance – Guérison, 2017).
Élisabeth Parmentier plaide pour une revalorisation réformée de la corporéité et des médiations (paroles et gestes), afin de signifier le compagnonnage de Dieu: sur les époux dans leur fragilité; sur les couples de même sexe (déjà mariés civilement), dans la vision protestante; à l’occasion d’un divorce, pour favoriser le relèvement des personnes en souffrance de rupture; lors d’un deuil, pour sortir la foi de la solitude. C’est sur le registre du non-accomplissement que le «soupirail d’espérance» (Baudelaire) constitué par la bénédiction nous ouvre un morceau de ciel infini.
Avec son style limpide et souvent poétique, Élisabeth Parmentier transforme ainsi un sujet au premier abord marginal en une offre pertinente pour tou⋅te⋅s, y compris ceux et celles qui évoluent dans l’indifférence à l’égard de la foi chrétienne. Son plaidoyer pour une «conspiration de bénédiction» face à la douleur du monde peut servir de pont œcuménique entre les confessions, soit au sein même des Églises réformées (historiques et évangéliques), soit avec les catholiques et les orthodoxes.
François-Xavier Amherdt
Noël Ruffieux
Réparer la maison de Dieu
Pour la communion dans l’Église
Paris, Médiaspaul 2020, 179 p.
Nous ne pouvons rien savoir de Jésus Christ sans l’Église, disait Maurice Zundel. Mais le moral des chrétiens est en berne; ils gardent leur foi, disent-ils, mais ils n’ont plus confiance en l’Église. Le Fribourgeois Noël Ruffieux cherche à actualiser l’œuvre de saint François d’Assise, chargé de réparer la maison du Seigneur, en nous faisant bénéficier de son vécu dans son Église orthodoxe.
Tout d’abord, il rappelle que dans la liturgie eucharistique, la communion au corps et au sang du Christ est le moment où la communauté s’unit au-delà de tout particularisme de ses membres. Certains, comme les divorcés remariés, se sentent écartés de la table commune. De quel droit, nous dit l’auteur, un prêtre pourrait-il juger de la foi et de la dignité de celui qui s’approche de la coupe?
Puisque l’Église est toujours à construire, elle a besoin d’être délivrée de ce qui encombre sa marche et trouble son message. Elle n’est pas une institution démocratique, mais pas plus une monarchie absolue. Elle est l’assemblée du peuple de Dieu qui pourrait se faire entendre, en particulier dans les synodes.
Le patriarcat d’Alexandrie a restauré en 2017 l’Ordre des diaconesses. Heureuse initiative que l’Église catholique devrait suivre. Noël Ruffieux incite aussi à reconsidérer la possibilité d’ordonner des hommes mariés. Oser aller au-delà des révélations que Dieu aurait faites à Brigitte de Suède au XIVe siècle: «L’Esprit saint a inspiré le cœur du pape pour qu’il ordonnât que désormais des prêtres qui consacreraient le corps précieux de Jésus Christ ne seraient point mariés ni ne jouiraient des délices infâmes de la chair.» Et s’il advenait qu’un pape puisse «donner aux prêtres licence de se marier charnellement, lui-même serait damné de Dieu, comme celui qui aurait grandement péché». Et Noël Ruffieux de conclure que «si des évêques en tirent argument pour le célibat, cela fait désespérer de leur théologie». Il note que l’archevêque Carlo Maria Viganò a mené une virulente critique contre le synode sur l'Amazonie, en citant les révélations de Brigitte de Suède pour contrer les arguments en faveur de l'ordination d'hommes mariés.
Dans sa dernière partie, Noël Ruffieux propose des étapes pour redessiner la paroisse et la communion entre les fidèles. Tout d’abord, il faut soigner l’accueil, particulièrement celui des nouveaux venus. Mais il donne toute l’importance à l’eucharistie qui unit spirituellement la communauté. Sans l’eucharistie, la paroisse ne serait qu’une société parmi d’autres. Une des voisines de Noël Ruffieux, appartenant à un village où la messe n’est célébrée qu’un dimanche sur deux, lui disait: «Un dimanche sans messe, n’est pas un dimanche!» Or pas de messe sans prêtre. Ceux-ci étant de moins en moins nombreux, l’auteur se fait le porte-voix des fidèles qui réclament de l’Église romaine qu’elle ordonne des hommes mariés et des femmes.
Monique Desthieux
Christine Pedotti, Anthony Favier
Jean-Paul II, l’ombre du saint
Paris, Albin Michel 2020, 336 p.
Dans leur nouvel ouvrage, la théologienne Christine Pedotti et l’historien Anthony Favier ne craignent pas d’écorner l’image de l’un des papes les plus populaires de l’histoire. À la lumière des scandales qui émaillent l’histoire récente de l’Église, les auteurs réévaluent l’héritage de Jean-Paul II.
La commémoration du centenaire de la naissance de Karol Wojtyła, canonisé moins de dix ans après sa mort, aurait dû donner lieu à nombre de parutions célébrant sa mémoire. Pourtant, rien de tel pour le pape de tous les superlatifs. Une sensation de malaise plutôt face «à la gravité de la crise qui affecte le catholicisme au plan mondial». En effet, «les fruits» du second pontificat le plus long de l’histoire «se révèlent terriblement amers», selon l’essayiste Christine Pedotti et l’historien Anthony Favier.
De prime abord, la lecture de cet ouvrage laisse planer un doute. En mars 2019, Christine Pedotti, accompagnée d’un collectif de femmes en colère, demandait la dé-canonisation de Jean-Paul II. Instruirait-elle un dossier à charge du pontife polonais? On pourrait le croire, car tout y passe, ou presque. Les deux rédacteurs de Témoignage chrétien s’appuient sur les discours pontificaux et les textes officiels pour montrer de quelle manière Karol Wojtyła, imprégné d’un catholicisme très traditionnel, a mené son projet de «réarmement spirituel du catholicisme». Sa volonté affichée de recléricaliser l’Église catholique, tout en la ramenant sur des bases conservatrices, donne le sentiment de moderniser l’image de l’institution, mais la ramène, de fait, à une ère pré-Vatican II. Cette politique de reconquête «a mis fin à toutes les espérances et toutes les expériences de liberté initiées par le concile Vatican II», estiment les auteurs.
Ils relèvent aussi le manque de discernement du Saint-Père envers des institutions autoritaires comme la Légion du Christ ou l’Opus Dei et leur cortège d’abus en tout genre. Fervent partisan d’une conception plus que traditionaliste de la femme, Jean-Paul II reconnait aux femmes une pleine dignité, mais n’envisage leur mission première que dans la maternité. Il n’est en aucun cas question de «leur confier une quelconque autorité dans l’Église».
Même si Christine Pedotti et Anthony Favier considèrent qu’il est «légitime d’exercer sur le pontificat wojtylien un droit d’inventaire», ils nuancent leur propos au fil des pages et lui attribuent tout de même de vrais mérites. Ils lui reconnaissant l’audace de certaines initiatives «prophétiques», notamment dans son effort constant de réconciliation avec le judaïsme. Les deux auteurs relèvent aussi la demande de pardon de Jean-Paul II lors du carême de l’an 2000. Il avait fait acte de repentance pour tous les péchés commis par les hommes d’Église.
Le livre est agréable à lire, les décisions du pontife sont décortiquées au travers de dix-neuf dates importantes de sa vie. Malgré tout, en ne s’en tenant qu’à l’analyse de textes et discours officiels, le lecteur reste en marge de l’homme derrière le personnage public au charisme indiscutable. Il aurait été intéressant d’approfondir la part que revêt Karol Wojtyła dans la prise de décisions; cela nous aurait peut-être aidés à comprendre l’influence réelle du pape.
Myriam Bettens