bandeau art philo
mardi, 01 juin 2021 11:06

Recensions n° 700

Chaque trimestre, la revue choisir présente une sélection de recensions d'ouvrages.

Didier Burkhalter
Éteint ciel
Vevey, L’Aire 2020, 564 p.

«Je suis là où la mer étincelle et où descendre, sans marches, éteint ciel et terre; j’irai là où une mère étincelle et où descendre, sans marcher, éteint ciel et père.» Ce poème anonyme se retrouve en 1974 entre les mains de Caleb, l’un des personnages du roman, et sert de fil d’Ariane dans le labyrinthe de ce récit complexe.

Éteint ciel est le troisième volet d’une saga historique commencée avec Mer porteuse (voir l’interview de l’auteur in choisir n° 690, janvier-mars 2019). Le Suisse Didier Burkhalter, ancien conseiller fédéral, nous plonge cette fois dans l’Europe de la fin de la Seconde Guerre mondiale, en Normandie plus particulièrement, puis de la guerre froide, jusqu’à la chute du mur de Berlin. Dans les bruits de bottes nazies et l’odeur de la mort, la jeune Fleure, une sourde-muette, et Folker, un autiste, vont s’aimer.

Dit comme ça, cela frôle le roman sentimental. Ce n’est de loin pas le cas, cette histoire n’étant qu’une pièce d’un vaste puzzle dépeint par l’auteur dans une langue fleurie, qui dit le mal et le laid, le bien et le beau, à l’image de la nature humaine et des évènements du XXe siècle. Car Éteint ciel, c’est aussi une lecture personnelle de l’histoire, soutenue par des recherches solides.

Un petit conseil: mieux vaut dépasser au début le désir de comprendre qui est qui, qui peut casser la lecture, pour se laisser emporter par la poésie des mots et des rythmes.

Didier Burkhalter a publié cette année Lettre de Fidel au petit garçon (Vevey, L'Aire 2021), une fable canine sur l'amitié à l'épreuve du confinement.
Lucienne Bittar

 

Gilberte Favre
Un itinéraire avec Rimbaud
Suivi de Lettre à Philippe Rahmy
Vevey, L’Aire 2020, 184 p.

Gilberte Favre, journaliste et écrivaine, nous livre ce recueil de souvenirs et de mots, cueillis à la faveur du hasard et de la fulgurance des éclats de sa mémoire. Au fil des paragraphes, à plus de 70 ans, l’auteure est toujours aussi émerveillée par l’irruption du beau dans un vers de Rimbaud, qui guide l’ordonnance de ces petits chapitres, s’égrenant comme fleurs de pissenlits qu’on souffle au vent. Le poète l’accompagne depuis 1967 lorsque, à la citadelle d’Erbil dans le Kurdistan irakien, elle découvre le Centre culturel Arthur Rimbaud.

L’auteure évoque souvent l’Orient, qu’elle a sillonné en 2 CV autrefois comme jeune et innocente journaliste, brutalement confrontée à la violence des guerres tribales ou à la lutte des réfugiés palestiniens de Syrie; comme quand un feddayin blessé est jeté à terre par une jeep de l’ONU devant l’Hôtel Intercontinental et qu’un confrère plus âgé lui crie: «Tournez la tête, vous êtes trop jeune pour voir cela!» Si Dieu existe, pourquoi permet-il les guerres et le massacre des innocents? demande-t-elle un jour à son père spirituel Maurice Chappaz, lors de la parution de son Évangile selon Judas. «Ce n’est pas Dieu qui permet ces horreurs. Celles-ci dépendent du libre arbitre de l’homme», lui répond-il. «J’étais demeurée muette», se souvient celle qui a été éduquée par des religieuses.

Le second texte du livre est un hommage au poète Philippe Rahmy, mort prématurément car atteint de la maladie des os de verre. Pourtant, d’une force de vie exceptionnelle, l’écrivain a beaucoup bourlingué, après avoir abandonné l’égyptologie à Paris. Rentrant en Suisse, il s’inscrit en Lettres. Il a publié quatre livres et on peut lire son roman inachevé Terre Sainte (voir le site de l’Association des amis de Philippe Rahmy).

Les liens que tisse Gilberte Favre entre ces deux destinées exceptionnelles que sont celles de Rimbaud et de Philippe Rahmy, c’est l’Orient et la passion de la poésie. La voix de Rahmy ne pouvait que la toucher, lui qui se définit comme «juif par ma mère allemande, musulman par mon père égyptien, chrétien par mon baptême», ajoutant « j’interroge et je deviens cet héritage».

Gilberte Favre, elle, avait épousé un humaniste kurde en exil, une figure lumineuse de vingt-six ans son aîné, torturé pour son engagement politique par les bourreaux du parti Baas dans les prisons de Damas: Noureddine Zaza n’en voudra jamais à ses tortionnaires. L’Orient est pour Gilberte Favre sa seconde patrie, pour ne pas dire sa seconde nature. Elle nous le restitue avec une grande délicatesse.
Valérie Bory

 

Bruno Pellegrino
Dans la ville provisoire
Genève, Zoé 2021, 128 p.

Voici un titre fort bien trouvé. Un jeune homme est envoyé en hiver dans une ville envahie par l’eau (que d’aucuns reconnaîtront facilement) pour faire l’inventaire de l’œuvre de « la traductrice », ainsi qu’elle sera désignée tout le long du roman. Il passe son temps seul, entre la maison désertée par cette dernière, proche d’un chantier naval, et sa propre petite chambre imprégnée par l’humidité et donnant sur le rio. Peu à peu, accordant toute son attention aux détails environnants les plus prosaïques, il s’immerge dans le monde (imaginé par lui) de la traductrice et de la ville qui se noie, laissant remonter, à travers les absences, les silences et les non-dits, une part plus cachée de sa personnalité.

Avec ce deuxième roman, le Suisse Bruno Pellegrino signe un récit envoûtant. Les mots, choisis avec un grand soin, pénètrent peu à peu l’esprit du lecteur pour ne plus le lâcher, au rythme des vagues poisseuses de la mer s’écoulant dans les rues et lézardant les murs. Dans une langue à la fois précise et fluide, charnelle et liquide, le romancier évoque le combat -perdu d’avance- contre l’oubli et la finitude à laquelle nos vies et nos œuvres, des plus petites aux plus grandes, sont vouées. Un vernis à ongle se dessèche, l’œuf pourrit dans le frigo, la traductrice finit ses jours dans un asile. Le sol tangue sous les pieds, un paquebot à la dérive défonce un quai, la ville retourne au marécage dont on l’a tirée. Tout n’est que passage, nous dit-il. En attendant, le plaisir éphémère mais bien réel que procure son roman métaphorique est à saisir!
Lucienne Bittar

 

George et Weedon Grossmith
Journal d’un homme sans importance
traduction de Gérard Joulié
Paris, Noir sur Blanc 2019, 224 p.
Paris, Poche 2021, 240 p.

Ce Journal d’un homme sans importance est un livre d’humour inattendu pour une chronique familiale de la vie d’une banlieue anglaise. Mr Charles Pooter, employé modèle de la City, respectueux des convenances et de l’ordre social, narre par le menu les petits faits de son quotidien. Dans un style pince-sans-rire, ce Journal où il ne se passe strictement rien d’important est d’une drôlerie complètement loufoque. Pour certains, il est possible que cette forme d’humour tombe à plat. Pas pour les critiques, qui ont encensé ce livre à l’occasion de sa réédition dans un format de poche. «Un trésor méconnu de la littérature anglo-déconnante», écrit Gérard Lefort dans Les Inrockuptibles.

Si on veut faire un parallèle, on peut penser à Bouvard et Pécuchet, tant ces petites gens collent à leur quotidien et tentent de suivre le courant avec la meilleure volonté du monde. L’humour naît du soin qu’ils s’efforcent à mettre dans ces déambulations microcosmiques et dans la modestie de leurs prétentions, quand bien même ils sont soucieux de tenir leur rang au sein d’une toute petite bourgeoisie anglaise, à la fin de l’ère post victorienne.

Mr Charles Pooter est né sous la plume de George et Weedon Grossmith, deux frères qui s’étaient fait un nom dans la comédie et le théâtre. Les aventures de Mr Pooter, de sa femme Carrie, de leur fils Lupin, bizarre et fantasque, et de leurs amis Gowing et Cummings, l’un un peu mufle, l’autre grincheux, s’animent dans les pages sous le crayon de Weedon.

«20 août – Je suis heureux qu’il ait fait beau pour notre dernière journée au bord de la mer. Nous sommes allés passer la soirée chez les Cummings à Margate et comme il faisait un peu frais, nous sommes restés à l’intérieur où nous avons joué à des jeux de société. Bien sûr, Gowing n’a pas pu s’empêcher de faire le pitre. Il nous a proposé une partie de Côtelettes, jeu dont nous n’avions jamais entendu parler. Il s’est assis sur une chaise et a demandé à Carrie de s’asseoir sur ses genoux, invitation qu’elle a fort justement déclinée.» Délicieux, non?
Valérie Bory

 

Karl Barth
Mozart
Genève, Labor et Fides 2020, 64 p.

En 1956, pour fêter les 200 ans de la naissance de Mozart, le théologien Karl Barth (1886-1968), connu pour s’être impliqué dans des combats politiques, notamment à l’époque de l’Allemagne nazie, a proposé trois essais sur la musique de Mozart, repris ici par Labor et Fides.

Le livre commence par une lettre de l’auteur remerciant un journal de l’avoir invité à écrire… une «lettre de remerciement» à Mozart à qui il parle en direct. Karl Barth se présente comme un protestant face à un catholique devenu franc-maçon à la fin de sa vie. «Chaque fois, lui dit-il, que je vous écoute, je me sens transporté au seuil d’un monde bon, ordonné, qu’il y ait du soleil ou de l’orage, qu’il fasse jour ou nuit. Votre musique est un réel secours.»

Ce livre se lit avec intérêt et exige beaucoup de lenteur et de profondeur. Qui fut Mozart, dont l’œuvre est si riche et la vie si brève? Un mystère… qu’il faut reconnaître pour comprendre comment sa musique a conservé une telle puissance d’émouvoir. Il fut un élève et un maître incomparable qui n’a jamais fait sentir le poids de son travail aux éditeurs, leur offrant simplement la liberté de son jeu avec une simplicité enfantine, lui qui n’a jamais été un enfant puisqu’à trois ans déjà il était devant un piano, jouant sans une faute.

À cinq ans, Mozart se met à écrire de la musique. Il voyage beaucoup avec son père à travers l’Europe, compose des messes, des opéras, des symphonies et des quatuors. Il est élevé au rang de chevalier par le pape Clément XIV. Malgré tout, il n'est jamais orgueilleux. Il n’en a pas le temps! Sa musique vient des sphères où l’on connaît les lumières et les ombres, les joies et les peines, le bien et le mal, la vie et la mort. Sa musique est telle que l’existence, dans la dualité.

Si, dès ses 20 ans, il vit une existence sombre et douloureuse, il y a toujours des notes claires et joyeuses dans ses compositions. Pourtant entretenir une femme et des enfants dans ces conditions n’était pas facile, mais Mozart se sentait au service de la musique, à laquelle il a consacré toute sa vie. En son for intérieur, il se sentait libre, partant d’un centre mystérieux pour faire de la musique. Son œuvre est une magnifique rupture d’équilibre, un tournant décisif : la clarté monte et, sans disparaître, l’ombre décroît, la joie dépasse la douleur, le oui retentit plus fort que le non. Passez de beaux moments avec cette superbe évocation.
Marie-Luce Dayer

  

Stéphane Lavignotte
André Dumas. Habiter la vie
Genève, Labor et Fides 2020, 368 p.

«Je me situe à la lisière de la Parole et de la Vie», disait André Dumas (1918-1996). Ce livre est un commentaire de cette remarque qui pourrait résumer l’œuvre et l’action de cet éthicien trop oublié aujourd’hui, alors qu’il a guidé la pensée protestante dans les années 1960-1980 surtout. La thèse de Stéphane Lavignotte vient donc à son heure.

Grand intellectuel, professeur de philosophie et d’éthique à l’Institut protestant de théologie de Paris, œcuméniste, André Dumas a été l’homme de tous les dialogues: dialogue avec les marxistes, dialogue avec le catholicisme, au sujet notamment de la contraception et de l’avortement, dialogue avec les modernes. Il se tint toujours à la frontière entre le monde et l’Église, faisant comprendre aux athées la profondeur du témoignage biblique, tout en appelant les croyants à s’engager lucidement dans le monde. Il a beaucoup écrit, tant sur la guerre d’Algérie, par exemple, que sur le contrôle des naissances, soutenant d’ailleurs la loi Veil sur l’avortement, en insistant sur la clause d’une «situation de détresse», mais aussi sur la sexualité, sur le cinéma, sur Marie (écrits avec Francine Dumas son épouse).

Curieux de tout, esprit inventif, disciple émancipé de Karl Barth, Dumas nous a tous marqués par son enseignement, ses conférences mémorables, ses articles dans l’hebdomadaire Réforme. À ce titre, le livre de Lavignotte apporte d’utiles résumés de nombreux «polycopiés» de la Faculté de Paris qui sont restés dans les archives, sur le corps, la théologie politique, Karl Barth.

Sans avoir écrit de dogmatique, Dumas fut un maître de la parole vive, de la communication, de l’élégance du style. Son livre sur Dietrich Bonhoeffer: une théologie de la réalité (1968) est le meilleur ouvrage qu’on ait écrit en français sur le résistant luthérien allemand; je lui dois beaucoup. En reconnaissance à son action au camp de Rivesaltes, près de Perpignan, pendant la guerre, il a été fait «Juste parmi les nations».

Un petit regret: cette thèse centrée sur l’éthique n’évoque presque pas Dumas comme penseur spirituel, avec son Cent prières possibles (Albin Michel, 2000), très utilisé dans nos liturgies.
Henry Mottu

 

Maryvonne Nicolet-Gognalons
Éric Fuchs l’éveilleur
Genève, Slatkine 2021, 112 p.

Dans le style incisif qu’on lui connaît, la biographe aux nombreux ouvrages dresse un portrait légèrement hagiographique des riches facettes d’Éric Fuchs, l’un des premiers éthiciens chrétiens à s’être coltiné avec les bouleversements moraux de notre temps. Né en 1932, le pasteur Éric Fuchs, théologien protestant genevois, directeur durant vingt ans du Centre protestant d’études où se débattaient dans une ambiance de grande liberté les questions existentielles autour du sens de la vie, du soin des malades en fin de vie, du mariage et de la sexualité, est aussi celui qui a marqué durablement la culture post chrétienne d’aujourd’hui. Sa thèse de doctorat Le désir et la tendresse relève d’une éthique exigeante qui conjugue les deux sens (objectif et subjectif) du «désir de l’autre», un désir qui ne cède rien aux envies arbitraires.

Chemin faisant, la biographe nous fait goûter l’ambiance, désormais perdue à Genève, de Plainpalais et du quartier des Acacias (alors semi-rural) de la première moitié du XXe siècle, ainsi que du Collège Calvin de la même époque, où le jeune Fuchs ressentit durement les premiers contacts avec la facture bourgeoise de ses condisciples.

À la lecture de ce petit livre, on comprend le plaisir d’Éric Fuchs à se confronter à l’œcuménisme, à créer et animer avec des jésuites et des dominicains de Genève l’Atelier œcuménique de théologie, tant il est vrai qu’il y a, selon lui, (mais il faudrait peut-être en parler au passé) deux morales chrétiennes, la catholique de l’obéissance et la protestante de la résistance.
Étienne Perrot sj

 

Thomas Jauffret
Aime, prie et travaille
Paris, Salvator 2021, 192 p.

Qui pourrait penser que sous ce titre plongé dans l’eau bénite se cache la réflexion d’un financier chrétien? Homme d’entreprise, l’auteur prend appui sur la tradition bénédictine et la doctrine sociale chrétienne. Le titre s’inspire de la vie monastique l’orare et laborare (prier et travailler), et de saint Augustin il reprend le primat de l’amour pour quiconque veut élaborer une communauté humaine. C’est précisément là que l’auteur rejoint la tradition sociale chrétienne.

Lui sert de fil rouge l’idée que l’entreprise est un bien commun, c’est-à-dire une communauté où la solidarité de tous se conjugue avec la subsidiarité qui donne à chacun de quoi trouver sens à son travail. Chemin faisant, oscillant entre des propos de sagesse, voire de bon sens, et des aperçus prophétiques -certains diraient utopiques- Thomas Jauffret épingle avec bonheur quelques manies managériales contemporaines, plus proches de la manipulation que d’un authentique souci du bien commun universel.
Étienne Perrot sj

 

James D. Tabor
Marie. De son enfance juive à la fondation du christianisme
traduction par Cécile Dutheil de la Rochère et Nathalie Gouyé-Guilbert
Paris, Flammarion 2020, 384 p.

James D. Tabor dirige le Département des études religieuses de l’Université de Caroline du Nord aux États-Unis, où il enseigne le judaïsme ancien et les débuts du christianisme. Archéologue, il a participé à plusieurs fouilles, notamment sur le site de Sepphoris, ville proche de Nazareth, ainsi qu’à Jérusalem sur le mont Sion.

Auteur de La véritable histoire de Jésus (Juillard 2007), il s’attache dans ce livre à la figure de Marie, «une femme juive, veuve, seule et mère de huit enfants au moins». Il faut, dit-il, oublier la mère de Dieu, «l’éternelle célibataire à l’allure de religieuse», afin de retrouver le rôle terrestre de Marie, mère juive, issue des familles les plus influentes de l’histoire, dont la vie «céleste» a occulté son enracinement temporel et géographique. Le christianisme l’a volontairement coupée de ses racines juives en adoptant une version revue et corrigée de la philosophie néo-platonicienne pour qui le corps n’a aucune valeur. Rien moins que cela! Le ton est donné. Et l’érudition de Tabor entend le démontrer.

La thèse de l’auteur est celle-ci. Marie est d’ascendance biologique royale et sacerdotale de David, selon la généalogie de l’évangile de Luc (chap. 3). De Pantera, soldat romain, originaire de la région de Sidon et dont la pierre tombale a été retrouvée en 1859 sur la rive du Rhin, près de Bingen en Allemagne, Marie aurait enfanté Jésus et les autres enfants, dont en particulier Jacques «le frère du Seigneur». Celui-ci est «le disciple que Jésus aimait» dont parle l’évangile de Jean. Il recueillera sa mère après la crucifixion et deviendra le chef de la communauté chrétienne naissante, attachée au judaïsme ancestral, à l’opposé de Pierre et surtout de Paul, «qui ne connaît plus le Christ» selon l’origine terrestre et prône une religion de salut construite sur la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Le peu de visibilité ou plutôt l’éradication de Marie dans les évangiles -en tout et pour tout douze passages où elle est nommée- viendrait du fait que le courant triomphant de Paul et Pierre l’aurait fait presque complètement disparaître des sources. L’apôtre Paul n’en parle aux Galates qu’à propos de l’envoi par Dieu de son Fils «né d’une femme», sans jamais lui donner son nom de Marie.

L’intention de Tabor de rendre à Marie sa véritable dimension de femme juive et sa féminité -son libre choix du père de Jésus-, et le fait de souligner «sa puissante force spirituelle» me paraît juste. Et aussi de lutter contre une lecture fondamentaliste chrétienne. Mais son érudition historique me paraît fortement tributaire d’hypothèses hasardeuses et de parti-pris. Ainsi faire de Jacques, frère du Seigneur, «le disciple que Jésus aimait» se tenant à côté de lui au dernier repas ne repose sur rien. Et l’hypothèse du soldat romain Pantera, père de Jésus, reproduite dans la polémique juive antichrétienne dont témoigne en premier Origène et dont l’interprétation est difficile, n’a recueilli que peu de défenseurs.

Tabor remplit souvent les vides du récit évangélique et du texte des Actes des Apôtres par des constructions de son cru. D’autre part, ses jugements sur l’organisation des communautés chrétiennes anciennes et, plus tard, sur les débats des conciles (Éphèse et Chalcédoine) montrent qu’il a une connaissance très superficielle de l’histoire des conciles. Ce qu’il dit des «dogmes mariaux» également.

Enfin, l’édition française renferme plusieurs erreurs matérielles concernant les citations bibliques et d’auteurs anciens, ainsi que des dates erronées, négligences regrettables de la part de l’éditeur.
Joseph Hug sj

 

François Xavier Amherdt
Ce que la Bible dit sur… le sport
Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité 2020, 128 p.

La Bible parle-t-elle du sport? La question interpelle l’auteur, bibliste chevronné et sportif dans l’âme, arbitre de tant de compétitions. Il souligne avec beaucoup d’enthousiasme les bienfaits du sport dans la vie personnelle, dans la vie d’un pays ou dans l’éducation des jeunes, mais il pointe également les dérives éthiques qui le caractérisent (violence, pouvoir de l’argent, racisme, nationalisme, dopage…), au point de se demander: «Pourquoi donc le sport est-il devenu la religion universelle au XXIe siècle?»

Par une lecture rigoureusement exégétique de douze textes de la Révélation, François Xavier Amherdt donne une nourriture spirituelle aux marcheurs que nous sommes, nous entraînant vers la joie de la rencontre avec Celui qui bénit tout effort sur la route escarpée du salut. Les montagnards seront heureux, ils sont invités dès le premier chapitre à «monter à la montagne du Seigneur», soit à la colline de Sion à Jérusalem, où le Seigneur sera désigné comme «l’arbitre de peuples nombreux». La métaphore de l’arbitre appliquée à Dieu signifie que le Seigneur n’agit qu’avec justice et miséricorde, n’ayant qu’un petit faible pour les démunis.

Paul, qui s’identifie à un athlète courant en vue d’une couronne impérissable, va donner toute sa saveur aux métaphores sportives concernant la course et la lutte. Pour atteindre son but, il s’impose une ascèse rigoureuse. L’apôtre nous entraîne au «beau combat», en revêtant «l’armure de Dieu», en s’armant du «bouclier de la foi», du «casque du salut» et du «glaive de l’Esprit, c’est-à-dire de la Parole de Dieu». Au sein d’une véritable équipe sportive, chaque athlète a un rôle déterminant au service de son équipe. De même que pour former un seul corps, chaque fidèle a son rôle à jouer dans l’Église.

Ce livre est émaillé de nombreuses citations bibliques, mais aussi de recommandations données par les papes et leurs collaborateurs sur une pratique heureuse du sport. L’auteur nous met en garde contre les innombrables déviances possibles: le sport est sérieusement menacé lorsqu’il est pratiqué avec l’attitude de «gagner à tout prix» ou quand les joueurs sont motivés par des salaires exorbitants. Autre danger, celui de devenir un fan ébloui par les succès de ses héros sportifs, au point de les adorer comme de véritables divinités.

De cette lecture émane une sensation de joie profonde provenant d’une explicitation lumineuse et vivante de notre spiritualité chrétienne et aussi de la récompense promise à ceux qui se donnent avec justesse dans une activité sportive qui leur convient car, comme le recommande l’apôtre, il nous faut aussi «glorifier Dieu par notre corps».
Monique Desthieux

 

Isabelle Priaulet
Penser les fondements philosophiques de la conversion écologique
Pour une écologie de la résonance
Genève, Labor et Fides 2020, 608 p.

Les chrétiens «ont besoin d’une conversion écologique», même le pape le reconnaît (Laudato si’, § 217). Mais ils ont un problème: pour le dire en deux mots, leur tradition ne valorise ni le corps ni la nature. Un énorme travail de pensée est donc nécessaire pour qu’ils puissent s’engager sur la nouvelle voie. C’est là l’immense mérite du savant travail -une thèse de doctorat- d’Isabelle Priaulet: nous permettre de comprendre ce qui est en jeu dans la transformation du rapport à la nature.

Sur quoi doit porter l’effort de pensée? Sur la «chair du monde», sur la circularité entre transformation de soi et de l’être-au-monde, sur l’importance du vécu, sur le rapport au corps, sur le rôle de la culture… La philosophe étudie ces thèmes en présentant une multitude d’auteurs clés, de Heidegger à Arne Naess, en passant par Jonas, Anders, Ellul, Platon, les stoïciens, les épicuriens, Maxime le Confesseur, Grégoire Palamas, Bonaventure, Spinoza, Thoreau ou Merleau-Ponty.

Le parcours est fascinant. Il réserve cependant une surprise. L’auteure parvient à cette conclusion: «Le bouddhisme zen japonais, tel que l’enseigne Dôgen, est certainement la spiritualité la mieux adaptée pour penser la conversion écologique.» Dès le début, le lecteur se demandait pourquoi le mot soi était écrit avec une majuscule («retour à Soi», etc.). À la fin du livre, il éprouve un malaise: la démarche n’est-elle pas orientée? Et il s’interroge. La vacuité, l’immanence permettent-elles vraiment de fonder plus solidement le «cœur à cœur» avec le réel que l’altérité et la transcendance? Permettent-elles d’articuler conversion écologique et transformation sociale? L’éveil est-il une conversion? Toutes les ressources chrétiennes pour penser la conversion écologique sont-elles exploitées, par exemple celles qu’offrent un Jean Scot Érigène ou un Dante, qui croient au bonheur sur la terre (cf. Giorgio Agamben, Le royaume et le jardin, Rivages 2020)? Les questions ne sont pas anodines, ce qui n’empêche pas le lecteur de faire de précieuses découvertes.
Yvan Mudry

 

Jean-Yves Leloup
Métanoïa. Une révolution silencieuse
Paris, Albin Michel 2020, 176 p.

Êtes-vous sujets à des pulsions de gourmandise/boulimie ou de pathologie orale, d’avarice ou pathologie anale, de fornication ou obsession sexuelle, de colère, de dépression/tristesse, de pulsion de mort, d’inflation de l’ego? Rien de nouveau sous le soleil ! Au IVe siècle, Evagre le Pontique, en quête de vérité, de salut ou de «grande santé», visita les ermites et les thérapeutes du désert qui, dans un face-à-face permanent avec eux-mêmes, exploraient les profondeurs de l’être humain. Son petit traité, la Praktikè, est, selon ses dires, «une méthode, donc un chemin, qui vise à purifier l’être humain de ses pathologies» ou «passions». Il observe huit logismoï à l’origine mentale des émotions, des passions et des perversions, que Jean-Yves Leloup analyse ici en nous renvoyant à nous-mêmes.

Pour chacune d’elles, le prêtre orthodoxe propose de faire trois pas: la «pleine conscience», observation, attention; la «metanoïa», passage au-delà du moi; et la «metamorphosis», transformation et transparence. Ces trois pas sont «un chemin à la fois de guérison et de divinisation » et tout cela s’ancre dans l’Évangile. Tout est en mouvement, marche en avant, ultréïa, un pas de plus « dans la hauteur ou dans la profondeur, à l’intérieur ou à l’extérieur, au-delà de mes limites, pour accepter une ouverture à l’infini».

L'auteur propose de splendides méditations, comme celle de la «douceur». Ou qu’est-ce que vivre avec attention, ne faire qu’un avec ce qui est, pour accueillir le «Souffle du Vivant»? Il termine son livre sur un hymne à l’amour, à la vie, à l’ouverture (tous les thèmes qu’il développe depuis toujours). «C’est l’Amour qui chaque jour nous fait faire un pas de plus», vers soi, vers l’autre, dans la grâce qui fait basculer l’instant hors du temps.
Marie-Thérèse Bouchardy

 

Michel Maxime Egger (éd.)
L’Être caché du cœur
Voies de la contemplation
traduction de Jacques Touraille
Genève, Labor et Fides 2020, 240 p.

«Un chemin de réalisation spirituelle, avec des pratiques de transformation personnelle, une tradition maître-disciple vivante et une approche fondée avant tout sur l’expérience. Voilà ce que recherchent nombre de personnes en quête de sagesse et de transcendance», écrit Michel Maxime Egger dans son introduction à la Philocalie des Pères neptiques (Maxime le Confesseur, Grégoire Palamas et bien d’autres), anthologie d’écrits monastiques et de Pères de l’Église (IVe-XVe siècles) à la recherche de l’amour de la beauté. La voie de la philocalie s’adresse à l’être humain né «à l’image et selon la ressemblance» de Dieu (Gn 1,26), à la structure ternaire (corps, âme et esprit) où l’importance est donné au cœur. Elle est «un chemin d’unification et de divinisation de l’être dans une ouverture du cœur aux énergies incréées et à la grâce de l’Esprit saint».

La dimension universelle et œcuménique de la philocalie et de la prière du cœur nous plonge dans «un patrimoine spirituel incomparable», comme un fondement de notre spiritualité, qu’il est urgent de faire connaître. Après 55 pages de présentation, l’auteur a choisi 400 citations de la philocalie traduite par Jacques Touraille. Il ne suffira pas de les lire, mais de les mastiquer. Ces textes transmettent «un esprit, un souffle, une expérience millénaire de la prière continue et de la vie du Christ.»

Merci à l’auteur, écothéologien orthodoxe et sociologue, pour ce livre qui alimentera toute recherche spirituelle des profondeurs.
Marie-Thérèse Bouchardy

 

Pierre Glardon
«Vous êtes la lumière du monde»
Écouter - Exercer - Devenir
Le Mont-sur-Lausanne, Ouverture 2021, 328 p. 

Approcher le texte biblique, ici le Sermon sur la montagne, en trois approches complémentaires -psychologique, spirituelle et fonctionnelle- est le but de ce livre. L’auteur propose un parcours pour «apprendre comment vivre en personne humaine plus unifiée et définir en pleine conscience le sens que nous voulons donner à notre existence». Méditer, discerner, s’ouvrir à l’action du Souffle dans la liberté de chacun.

Ce cheminement est structuré en douze étapes (environ une par mois). L’analyse du texte et les consignes sont détaillées et clairement expliquées pour un cheminement individuel, un échange à deux ou un temps d’échange en groupe. La démarche, très intéressante, lie la lecture du texte biblique et la prière. Mais au vu de ma petite expérience des Exercices de saint Ignace (non nommés dans ce livre mais avec des correspondances), je doute que ce cheminement puisse être parcouru seul, sans l’aide, tout au long de la démarche, d’un accompagnant dûment formé, prêt à relever les passages à vide et les émotions trop fortes qui jaillissent dès que l’on plonge dans les profondeurs.
Marie-Thérèse Bouchardy

Lu 265 fois