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lundi, 16 août 2021 09:36

Louis Massignon

Écrit par

PenicaudManoël Pénicaud
Louis Massignon
Le «catholique musulman»
Paris, Bayard 2020, 430 p.

«Louis Massignon, l’un des plus remarquables islamologues du XXe siècle, porte un témoignage où s’unissent… une œuvre scientifique de premier ordre et une vie toute donnée à Dieu», écrit Louis Gardet, un de ses disciples. Après sa mort en 1962, plusieurs biographies, dont celle de Jean Morillon, lui ont été consacrées. Aujourd’hui, Manoël Pénicaud, anthropologue spécialiste des relations interreligieuses, livre une nouvelle biographie, détaillée, agréable à lire, au regard à la fois critique et distancié sur le personnage. Son premier objectif vise «à rendre accessibles à un grand nombre de lecteurs la qualité, l’intensité et les ruptures d’une vie hors norme».

Louis Massignon est né en 1883 d’un père sculpteur agnostique -Pierre Roche- et d’une mère catholique fervente. Il se forma aux lettres et rencontra le problème religieux qui devait l’occuper toute sa vie, dans la nuit du 3 mai 1908, sur le vapeur qui le reconduisait à Bagdad au terme d’une campagne archéologique sur le Tigre. Il nomma cet instant décisif La visitation de l’Étranger. «Dieu sera accordé à Massignon sous la figure du Juge et sous celle du Père, mais toujours sous celle de l’Étranger, invisible à notre monde, transcendant tout ordre établi, instruisant les prophètes et animant de son souffle les langues prédestinées à styliser l’expérience mystique de celles et de ceux qui, en Islam, en chrétienté, ailleurs aussi (Gandhi) sont prédestinés au témoignage vivant par le sacrifice», écrit Christian Jambet qui a supervisé l’édition intégrale des écrits de Massignon.

Jeune arabisant au Caire, menant une vie dissolue, c’est par un «renégat», c’est-à-dire un converti à l’Islam, Luis de Cuadra, fils du marquis de Guadalmina, qu’il découvre Husayn ibn Mansûr al-Hallaj, martyr mystique musulman, condamné à mort, torturé et crucifié à Bagdad en 922. Dès lors Massignon va étudier avec intensité pendant des années ce saint musulman et publiera en 1922 La passion d’al-Hallaj, martyr mystique de l’Islam. C’est en quelque sorte par la connaissance d’une autre religion, l’Islam, qu’il va revenir au christianisme, abandonné par lui à l’âge de 17 ans dans le sillage de son père. «C’est le fruit d’un long et complexe processus de maturation», écrit son biographe.

L’hospitalité est une référence fondamentale dans la pensée et l’existence de Massignon. Au début de son séjour à Bagdad, en 1907, il se rend chez un notable réputé pour sa science et lui demande de le prendre en charge comme hôte; celui-ci lui loue une résidence dans un quartier entièrement musulman, loin du quartier européen. Cela permet au jeune homme, qui parle l’arabe dialectal, de connaître les petites gens et la culture locale.

À l’hospitalité abrahamique, Massignon associe un autre thème central de sa pensée, l’intercession, comme le fit le patriarche Abraham en faveur des gens de Sodome. Massignon est convaincu d’avoir lui-même mystérieusement bénéficié de l’intercession d’aides (vivants ou morts) pour son salut. Ces intercessions simultanées sont au fondement de sa spiritualité. Il fait l’expérience de la communion des saints du christianisme et des élus cachés de l’Islam. Selon lui, le monde serait porté d’âge en âge par des saints, des piliers spirituels se succédant selon une chaîne mystique et non généalogique, «une élite d’hommes et de femmes nés pour assumer l’angoisse aveugle et sourde des myriades humaines, pour en comprendre et en annoncer la gloire transcendante». Ces piliers invisibles s’offrent en otage -au sens fort du terme- pour «racheter» les péchés de la société. L’histoire du monde est tramée par la prière de ces saints, des plus anonymes aux plus célèbres, dont Massignon retrouve la trace dans le soufisme sous le nom d’Abdâl (serviteur).

Un autre pan de la personnalité de Massignon ressort de cette biographie: celui de l’acteur de la politique française en Orient. Maîtrisant très tôt l’arabe et le persan, et plus tard d’autres langues (turc et kurde), il est appelé par les instances de son pays comme conseiller. Pendant la Première Guerre mondiale, il est sur le front d’Orient, notamment sur le front serbe. Le 11 décembre 1917 (une photo en témoigne ), en tant que membre de la mission Sykes-Picot, il assiste à l’entrée des troupes du général Allenby à Jérusalem, après le départ des Ottomans, à côté du célèbre colonel Lawrence d’Arabie, son rival. C’est là qu’il apprend la mise en œuvre du projet sioniste en Palestine et la trahison de la parole donnée au prince Fayçal.

Après la Seconde Guerre mondiale, délaissant progressivement la vision coloniale de la France, il s’engage pour la décolonisation, en particulier en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie), prenant fait et cause pour l’indépendance de ces pays et la protection de leurs citoyens en métropole. Face à la naissance de l’État d’Israël en 1949, il considère légitime le droit au retour après la Shoah, dans une logique d’espérance propre au judaïsme. Mais il y a à ses yeux un dévoiement du sionisme originel, devenu un rouleau compresseur de la colonisation. Avec son ami le rabbin Judah Magnes et Martin Buber (rencontré aux réunions du groupe Eranos à Ascona), il milite pour une solution à deux États. Franchement antisioniste, il se brouille avec Paul Claudel, avec qui pourtant s’était établie depuis sa conversion une amitié dont témoigne une correspondance assidue.

Il y aurait encore plusieurs aspects à évoquer de la très riche personnalité de ce personnage complexe et fascinant révélé dans cette biographie, notamment sa carrière d’enseignant ainsi que sa filiation spirituelle avec Charles de Foucauld. Manoël Pénicaud a su exploiter une très riche documentation photographique venant de Massignon lui-même, qu’il commente tout au long du livre. Ce n’est pas le moindre atout de l’ouvrage. On lui saura gré aussi de dévoiler à de plus jeunes générations l’extraordinaire vie et pensée de ce «catholique musulman», selon le mot du pape Pie XI, à l’heure où l’islamisme s’attaque aussi au soufisme.
Le livre est dédié au Père jésuite Paolo Dall’Oglio, disciple de Massignon, disparu à Raqqa, en Syrie, en 2013.

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