«L’amour des gens, c’est beau. C’est grave, il y a une profondeur terrible. Il faut dépasser l’anecdote, dégager le calice, le recueillement. Je photographie pour conserver l’éphémère, fixer le hasard, garder en image ce qui va disparaître: gestes, attitudes, objets qui sont des témoignages de notre passage. L’appareil les ramasse, les fige au moment même où ils disparaissent.» La passion de celle qui dévoile aujourd’hui les secrets de sa chambre noire ne s’est jamais démentie. Sa discrétion non plus, souvent loin des lumières médiatiques et des débats théoriques.
Cette doyenne de la photographie humaniste donne à voir sur quatre-vingts ans de carrière un corpus pléthorique, hétérogène et généreux. Ses clichés ont marqué l’histoire de la discipline autour de thèmes qui constituent son travail : l’humain, l’enfance, le spectacle de la rue, la nuit, la pauvreté, les voyages, la mode… Rien ne semble avoir échappé à sa curiosité insatiable, à son amour de l’âme humaine, à son regard émotionnel et bienveillant. Les hommages, qui ne cessent de se multiplier, renforcent l’aura et la vivacité de cette grande dame de la photographie, pourtant peu connue du grand public.
Émois photographiques
Elle a le visage poupon, le sourire aux lèvres et le regard malicieux. Des traits distinctifs qui semblent immuables, voués à ne jamais disparaître. Sabine Weiss, née Weber, en 1924, à Saint-Gingolph, petit village dans le canton du Valais traversé par la frontière franco-suisse, a assurément mené une vie riche, éclectique et bien remplie. Elle grandit à Genève et se passionne très tôt pour la photographie, le matériel, l’aspect technique et artistique, le côté laboratoire. Une appétence venue de son père, ingénieur chimiste. À onze ans, elle crée ainsi son premier film photographique.
À dix-huit ans, elle fait ses gammes dans le studio genevois de Paul Boissonnas, qui lui apprend tous les rudiments techniques. Trois ans plus tard, elle décide de s’installer à Paris et devient l’assistante du photographe allemand Willy Maywald, qui la sensibilise à la notion de «lumière naturelle», la propulsant dans l’univers de la mode et des milieux mondains de la société parisienne. Son parcours cependant opère un tournant décisif en 1952, lorsqu’elle croise Robert Doisneau, l’auteur du Baiser de l’hôtel de ville, qui la recommande à l’agence Rapho et au magazine de mode Vogue. Et sa carrière décolle.
Sabine Weiss arpente dès lors le Paris libéré de l’après-guerre, où planait une vague d’optimisme, pour capturer et documenter avec sensibilité ces scènes de rue prises sur le vif. «C’était une autre époque. Les gens marchaient dans les rues, les enfants jouaient. La télévision n’existait pas encore, tout le monde était dehors. Lorsqu’on braquait l’objectif sur quelqu’un, il vous souriait. Rien n’était vu comme une agression. Beaucoup avaient même la satisfaction d’être photographiés. Tout était très différent et même plus lent, nous avions le temps.»
La profession ne tarde pas à la classer dans cette école humaniste typiquement française, alors en plein essor, avec de précieux témoignages menés par Doisneau, Willy Ronis, Brassaï ou encore Henri Cartier-Bresson.
Des archives foisonnantes
Au milieu des années cinquante, elle explore davantage encore la lumière naturelle à travers ses multiples voyages aux quatre coins du globe. À commencer par New York, captant le dynamisme de cette ville qui ne dort jamais, comme les néons perçant l’obscurité. Ses photographies font vite l’objet de toutes les convoitises. Elle ne cesse alors de sillonner le monde: l’Égypte, l’Inde, l’Éthiopie, la Bulgarie, la Grèce… Une succession de clichés qui aborde les solitudes entre poésie et observation sociale, illumine la vie des différentes ethnies et populations, immortalise l’expression de la foi et les pratiques religieuses. Des images magnifiques, bouleversantes, captivantes, à l’exemple de La petite Égyptienne (1983), un hymne à la vie et à la liberté (voir photo p. 26).
Aujourd’hui, Sabine Weiss n’exerce plus son métier, pour mieux se consacrer à un travail d’archivage avec Laure Augustins, son assistante, collaboratrice et bras droit. Elle a choisi de faire don d’une grande partie de son patrimoine photographique au Musée de l’Élysée (Lausanne): 200 000 négatifs, 7000 planches-contact, 2700 tirages vintage, 2000 diapositives et plus encore. Un important travail de sélection, d’inventaire, de documentation, de numérisation et de conditionnement est en cours. Il permettra d’offrir un nouvel éclairage sur «la qualité profondément humaine de ces œuvres et leurs charges sociopolitiques» sur près d’un siècle de photographie.
[1] Le Musée de l’Elysée a rejoint en novembre 2021 le site muséal Lausannois Plateforme 10 et devient Photo Elysée. L’inauguration officielle de son nouvel espace aura lieu le 15 juin 2022.
À lire :
Sabine Weiss
Photo Poche
préface de Virgine Chardin
Arles, Actes Sud 2021, 144 p.
Émotions Sabine Weiss
texte de Marie Desplechin
Paris, La Martinière 2020, 256 p.