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lundi, 16 mai 2022 12:31

Recensions n° 704

Chaque trimestre, la revue choisir présente une sélection de recensions d'ouvrages.

Françoise Matthey
Feux de sauge
Vevey, Aire 2021, 168 p.

Feux de sauge s’ouvre sur la découverte, au fond d’une grange, d’une ancienne boîte à boutons. Alors que la pandémie contraint la Suisse à se confiner, l’auteure se voit entraînée, au travers de cet objet insolite, dans un tourbillon de réminiscences qui constituent la toile de fond de ce récit.

À chaque bouton resurgit un souvenir lointain mais toujours vivace, parfois un visage tant chéri, tissant ainsi une mosaïque d’images, de sons, de senteurs et de goûts qui maintiennent le lecteur et tous ses sens en éveil. Sa plume, délicate et subtile, nous emmène dans un univers champêtre. Du Moulin de son Alsace natale aux étés passés à l’Alpage, des champs de houblon au vignoble ensoleillé, partout se dévoilent les splendeurs d’une nature qui, très tôt, détermina en elle la passion, l’envie irrésistible d’écrire.

Tout au long de ces pages, le rapport à l’enfance est omniprésent, essentiel. C’est au cours de cette période privilégiée que la jeune fille d’alors trouve dans les mots un moyen de libérer la parole, de traduire l’affection et les émotions que semblent vouloir lui cacher de nombreux non-dits. De cette approche -une quête, en quelque sorte- naît une poésie des petits détails, merveilleusement envoûtante, dont le rythme lent invite à la méditation.

La mémoire, chez Françoise Matthey, n’est cependant pas un processus sélectif, bien au contraire. La mort, le deuil aussi y ont leur importance et participent à l’unité du vécu, à la compréhension de son propre cheminement. C’est ainsi qu’elle replace ce dernier dans un contexte historique plus large, en particulier celui des événements du XXe siècle qui nous ont montré que le silence, s’il peut bien souvent être salutaire, devient, lorsqu’il est collectif, un crime irrémissible.

Ce petit livre nous rappelle que l’écrit demeure un solide rempart contre l’oubli et que prendre le temps de choisir ses mots avec soin peut apporter un peu de cette empathie qui permet à chacun de dépasser l’adversité et de progresser sur le chemin de la conscience de soi.
Kevin Despond

 

Michel Moret
Le vieil homme et le livre
Vevey, de l’Aire 2021, 122 p.

Dans son ouvrage Le vieil homme et le livre, Michel Moret célèbre, avec passion et tendresse, la noblesse, le charme de la littérature. Il nous invite à un voyage intime dans l’univers feutré du livre. Tel le vieux pêcheur cubain qui ne se lasse point de conter au jeune garçon son existence en mer, il offre au lecteur un large aperçu des joies et enseignements que cet objet a su lui procurer tout au long de sa vie personnelle et professionnelle.

Dès l’enfance, il montre un grand intérêt pour la lecture, dont les paysages poétiques viennent nourrir son imaginaire. En somme, une voie toute tracée qui le conduit à embrasser une carrière résolument dédiée aux lettres. Tour à tour libraire, éditeur et écrivain, il évoque ses souvenirs, tout en évitant soigneusement les leçons de morale. Ponctué d’anecdotes, de rencontres et de réflexions, ce petit recueil constitue ainsi, à l’ère d’internet et des avis à l’emporte-pièce, un témoignage vivifiant, profondément optimiste, délibérément tourné vers l’avenir.

L’écrit et le vécu, nous rappelle Michel Moret, finissent toujours par se rejoindre. Le premier, dont on a si souvent annoncé la disparition, semble se porter à merveille ; preuve en est le nombre record de manuscrits que les maisons d’édition ont reçus depuis le début de la pandémie. Pour l’auteur, cependant, le métier littéraire n’a rien d’un long fleuve tranquille. Et il encourage les écrivains d’aujourd’hui et de demain à ne pas se reposer sur leurs lauriers, à continuer de faire honneur à leur art, à leur rôle d’éveilleur. En favorisant le courage, l’originalité, au détriment des tendances du moment, l’éditeur suisse ne s’y est d’ailleurs pas trompé et a su rester à l’écoute de son intuition. Que la littérature éclaire notre route, que chacune et chacun puisse y trouver force et bonheur, tel est le profond désir qui habite le vieil homme et son livre.
Kevin Despond

 

Daniel de Roulet
L’Oiselier
Genève, La Baconnière 2021, 120 p.

Daniel de Roulet, qui a grandi à Saint-Imier, se penche dans ce roman sur la question jurassienne des années 1970. Le Jura bernois est alors confronté au mouvement autonomiste violent du groupe Bélier, ce qui aboutira le 24 septembre 1978 à la création du canton du Jura. Sur cette période houleuse et des faits réels, l’écrivain engagé brode. Il lance son enquêteur Nicolas de Meienberg (rendant ainsi hommage à ce journaliste courageux) sur une enquête semée de trois cadavres et d’un enlèvement.

«La littérature navigue toujours à la frontière de l’imagination et du réel. C’est même son principal attrait. Pas d’écriture sans invention. Et ce n’est pas en disant JE qu’on retrace mieux le réel puisque chacun se raconte à lui-même sa vie pour en faire un récit cohérent, quelles que soient les incohérences de sa conduite. Le train du réel ne passe qu’une fois. Tout le reste il faut le confier à la littérature.»

Mais la vérité n’a pas été dévoilée et l’omerta demeure: «À quoi bon s’acharner à produire des hypothèses sur si peu de preuves? C’est que le Circulez, il n’y a rien à voir de l’officialité suisse ne saurait nous servir de paravent […] Ce n’est pas parce que la Suisse se proclame un pays sans histoire qu’elle est en dehors de l’Histoire, de ses violences, de ses secrets.» Une situation toujours actuelle.

Écrire pour ne pas oublier, émettre des hypothèses et chercher à se rapprocher au plus près de la vérité : la littérature ré-enchante l’histoire, pour notre plus grand bonheur.
Marie-Thérèse Bouchardy

 

René Maran
Batouala
préface d’Amin Maalouf
Paris, Albin Michel 2021, 272 p.

Nous sommes en 1921. Une voix s’élève contre le colonialisme, celle de René Maran, né en 1887 en Martinique de parents guyanais, auteur antillais, alors fonctionnaire de l’administration coloniale française en Afrique et en poste à Oubangui-Chari (Afrique équatoriale française). Un fonctionnaire noir d’une autorité blanche. «J’ai mis six ans à y traduire ce que j’avais là-bas entendu, à y décrire ce que j’avais vu. […] Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en comble […] La civilisation est passée par là.»

Les éditions Albin Michel éditent alors son roman Batouala, dont la préface fustige la colonisation: «Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents […] Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoique tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge […] Tout ce que tu touches, tu le consumes…» Ces propos ont provoqué un véritable scandale, ce qui n’a pas empêché leur auteur de recevoir le prix Goncourt en 1921. René Maran rentre en France en 1923 où il poursuivra une carrière d’écrivain, de journaliste littéraire et radiophonique à Paris.

Son roman est né d’une observation ethnologique d’un village africain, en Oubangui-Chari, une région riche en caoutchouc et très peuplée. Dans un langage succulent, il décrit les mœurs et coutumes locales d’un village et de son chef Batouala. On vibre dans la brousse avec les animaux et ses habitants. Ernest Hemingway écrira à ce sujet: «On hume les odeurs du village, on en partage les repas, on voit l’homme blanc tel que l’homme noir le voit, et après y avoir vécu, on y trouve la mort.» On assiste aussi aux fêtes, aux rites, à la chasse … jusqu’à la disparition totale du village et de ses habitants.

Liberté de penser et d’être… à savourer au moment où le prix Goncourt 2021 a été attribué à un Africain, Mohamed Mbougar Saar, pour son livre La secrète mémoire des hommes (coédition Philippe Rey et Jimsaan).
Marie-Thérèse Bouchardy

 

Douha Al Maari, Tristane de Choiseul
La rebelle d’Alep
Paris, Albin Michel 2022, 320 p.

Ce livre est d’abord un témoignage individuel glaçant sur le régime syrien, retranscrit par une femme médecin qui se consacre aux demandeuses d’asile et réfugiées politiques en France. Douha Al Maari est née en 1962 à Alep, dans une famille bourgeoise, musulmane sunnite aux idées plutôt modernes. Elle vit une enfance puis une jeunesse aisée et heureuse. Mais l’enfer commence avec son mariage à quinze ans: violences et même viols conjugaux de la part d’un mari buveur et joueur. Elle devient mère de deux fils, avant que son époux la quitte. Elle fait des études, entreprend une vie professionnelle réussie comme guide touristique.

Tout bascule à nouveau en 2011 avec la révolution syrienne, sur la lancée du Printemps arabe. Douha Al Maari relate la répression sauvage par Bachar El Assad. Ses propres fils sont arrêtés et torturés de façon innommable. Elle-même, arrêtée à son tour pour avoir participé activement aux manifestations pacifiques, choisit comme ses fils l’exil, d’abord en Turquie puis à Lesbos et enfin en France, alors qu’une terrible guerre civile déchire son pays. De courts chapitres intermédiaires racontent le difficile vécu des réfugiés à Paris, jusqu’à l’obtention tant attendue de leur permis de séjour.

L’intérêt du livre est qu’il dépasse cette histoire personnelle, à la fois bouleversante et remplie d’espoir, pour peindre une vaste fresque des événements en Syrie depuis l’accession au pouvoir du clan alaouite des Assad. Il nous permet aussi de mieux connaître et apprécier la riche culture millénaire de la Syrie, avec ses monuments historiques, ses mets délicats, ses traditions musicales, la vie intense de ses souks et bazars, sa grande diversité religieuse. Voilà donc un récit de vie qui, d’une part, témoigne d’un grand courage et d’une formidable capacité de résilience et, d’autre part, constitue un acte d’accusation accablant contre un régime sanguinaire toujours en place.
Pierre Jeanneret

 

Maurice Dolmadjian
Meurs et deviens
Du génocide à l’exil

Maisons-Alfort, KIRK Publishing 2021, 382 p.

En 1915, au nom du panturquisme, le gouvernement Jeune-Turc s’adonne au génocide des Arméniens. Ceux qui le nient alors, refusant de voir la réalité en face, ne posent aucun argument pour contrer l’extermination ou la déportation de nombreux arméniens, assyro-chaldéens ou même juifs (par exemple à Diyarbakir). Une longue période de 50 ans «de refoulement, d’humiliation, de blocage, de fuite en avant» s’ensuit pour les rescapés. Mais des voix rompent aujourd’hui le silence parmi la jeune génération exilée et certaines, chargées des tensions et des souvenirs familiaux, trouvent des mots pour dire l’innommable. Ainsi celle de Maurice Dolmadjian, né en 1944, agrégé de philosophie.

Marqué au fer rouge par cette entreprise de destruction, il s’est investi dans une mission de transmission et a mené une longue quête mémorielle pour raconter l’histoire de sa grand-mère Haïganouche, qui a fui Diyarbakir avec ses quatre enfants après l’extermination de tous les artisans arméniens de la ville et juste avant la déportation des femmes et des enfants. En parallèle, il relate justement l’histoire de ses voisins de la rue des artisans, des femmes et des enfants acculés à marcher des jours et des jours, de camp en camp, jusqu’à finalement, pour les survivants, connaître l’exil.

Cette œuvre est plus qu’un «rman». Il est un témoignage poignant d’une histoire qui a possédé son auteur au plus profond de lui et qui nous touche jusqu’aux entrailles. À lire absolument.
Marie-Thérèse Bouchardy

 

Sabine Kradolfer et Marta Roca i Escoda
Femmes et politique en Suisse
Luttes passées, défis actuels, 1971-2021
Neuchâtel, Alphil 2021, 208 p. 

Commandité par la Conférence romande des Bureaux de l’égalité et rédigé par un collectif de neuf universitaires, spécialistes en «études genre», cet ouvrage -publié à l’occasion des 50 ans du droit de vote et d’éligibilité des femmes en Suisse- retrace les avancées féministes depuis l’après-guerre.

Il a fallu du temps pour que s’installe la reconnaissance des femmes en politique, mais aussi dans la société, le système étant fortement marqué par des valeurs patriarcales. Les années 1960 affichaient ainsi une séparation des rôles bien établie, représentée dans les manuels scolaires du temps: papa lit le journal, maman cuisine et coud. Le droit de vote et d’éligibilité des femmes, fruit d’une initiative qui aboutit avec près de 60 000 signatures, ne fut voté qu’en 1971 par les hommes (oui à 60,3%). Et ce n’est qu’en 1988 que les femmes mariées ont eu le droit d’avoir leur propre compte bancaire, alors que les militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) des années 1970 (et les pionnières du début du siècle) réclamaient déjà l’égalité économique et politique. Un débat agitait alors les milieux étudiants des deux sexes: la lutte des classes devait-elle primer sur celle des femmes militantes (parce que «bourgeoises»)?

L’engagement des premières femmes en politique, dès l'acquisition du droit d’éligibilité, fera avancer la cause des femmes, que les médias répercutent bon gré mal gré. Que de chemin parcouru lorsqu’on voit aujourd’hui dans les exécutifs la présence parfois majoritaire des femmes! Il leur en a fallu du courage, aux pionnières - certaines recevaient des lettres anonymes, des insultes, comme me le racontait dans une interview dans les années 1980 Yvette Jaggi, alors élue socialiste au Conseil national.

Vingt ans après, on était encore loin de l’égalité et une première grande grève eut lieu le 14 juin 1991. Rebelote en 2019: un chapitre de cet ouvrage est consacré à cette mobilisation du XXIe siècle, à laquelle participa plus d’un demi-million de femmes (et d’hommes), avec un Manifeste en dix-neuf points, dont le refus des inégalités persistantes sur les plans salarial et social, auquel se sont ajoutées de nouvelles revendications propres à l’époque, liées aux violences sexistes, à la «la culture du viol», aux droits des minorités LGBT, etc.
Valérie Bory

 

Matthieu Bernhardt
La Chine en partage
Les écrits sinophiles du Père Matteo Ricci

Droz 2021, 472 p.

L’enjeu essentiel de ce livre est d’apporter un nouvel éclairage sur l’accommodation textuelle et éditoriale des écrits de Matteo Ricci, le génial jésuite italien qui s’est imposé comme la référence incontournable de la rencontre entre la Chine et l’Europe. Les écrits de Ricci, en particulier ses Mémoires, n’ont pas échappé aux manipulations bien intentionnées ou intéressées d’éditeurs soucieux de les adapter aux attentes des lecteurs européens pour rendre la Chine attrayante et faire l’apologie de la méthode missionnaire de leur auteur. En scrutant avec minutie les écrits que Ricci a lus pour les accommoder à ses objectifs, et ceux qu’il a écrits mais qui ont été accommodés à d’autres objectifs avant de les diffuser, l’auteur conduit son lecteur à l’intérieur même du projet missionnaire de Ricci. Passionnant.

Ricci avait mis au point une méthode d’évangélisation fondée sur la symbiose entre le christianisme et le confucianisme. Bon connaisseur de la langue, savant mathématicien, il a rejoint les notables chinois sur un terrain commun où il excellait, celui de la culture. Frappé par une certaine parenté entre les valeurs prônées par le confucianisme et celles de l’Évangile, il a compris que si la sagesse chinoise ne devait rien à l’Occident, elle pouvait cependant trouver son accomplissement dans le christianisme du moment que le confucianisme convergeait avec la rationalité chrétienne héritée de la culture gréco-latine.

Dès lors il était préférable d’assimiler le message chrétien au confucianisme plutôt que de tenter de convertir la Chine à une culture qui lui était trop étrangère. Il ne s’agissait donc pas de christianiser la Chine et son confucianisme, mais de confucianiser le christianisme. C’était à la Chine de dicter ses règles aux missionnaires et non le contraire. Du coup, l’intégration des jésuites dans la société chinoise devenait plus importante que la diffusion du message chrétien.

Tous les missionnaires de l’époque n’étaient pas de son avis. Alors que Ricci se présentait comme un savant plus que comme un prêtre, qu’il se mouvait dans les villes, fréquentait les intellectuels et les mandarins, d’autres jésuites parcouraient les campagnes pour baptiser et faire des chrétiens selon la manière traditionnelle. La méthode de Ricci s’est finalement imposée, jusqu’à ce que la lamentable querelle des rites chinois ne la compromette définitivement.

Cet ouvrage, très réussi, est l’œuvre d’un spécialiste. Son texte, dépourvu de technicismes, se lit très aisément, avec bonheur même. L’analyse minutieuse des écrits du jésuite italien et de leur destin permet au lecteur de suivre de l’intérieur la genèse et les enjeux d’une aventure missionnaire d’un genre unique qui signe la première vraie rencontre entre la Chine et l’Europe.
Pierre Emonet sj

 

Alphonso Lingis
La communauté de ceux qui n’ont rien en commun
traduction de Vincent Barras et Denise Medico
Paris, éditions MF 2021, 178 p.

Ce philosophe américain, né en 1933, professeur émérite à la Pennsylvania State University, formé à l’Université catholique de Louvain et à la Loyola University de Chicago, est très connu dans le monde anglo-saxon comme spécialiste de l’existentialisme. Grand voyageur, il nous fait cheminer avec lui, dans ce livre très bien traduit, dans une réflexion profonde, nourrie de son expérience et de ses rencontres. Il nous parle de trois communautés humaines.

Les premières -au pluriel parce que toutes différentes- étaient, depuis la nuit des temps, les plus nombreuses sur notre planète. Il en existe encore quelques-unes, comme cette tribu amazonienne qui vit en autarcie dans la forêt. Elle connaît parfaitement son entourage et sait repérer les plantes dont elle se soigne, les animaux dont elle se nourrit, les matériaux pour construire maisons et pirogues, etc. Elle a sa propre langue, qui sait nommer chaque lieu, chaque plante (mieux que les plus savants botanistes qui passeraient par là), ses mythes, sa musique, etc. Ses connaissances pratiques comme son organisation sociale se sont transmises de génération en génération, sans apport extérieur.

La deuxième est née en Grèce au VIe s. av. J.-C., avec l’apparition de savants, comme Thalès de Milet, qui ont découvert les mathématiques, ses théorèmes et équations, en observant les astres et les lois de la nature. Grâce à la navigation (c’est dans les ports de la Grèce que les échanges ont commencé), cette communauté scientifique -ou rationnelle comme la nomme l’auteur- s’est étendue au monde méditerranéen, puis à l’Europe et au monde entier. Dans cette communauté, la nôtre, on peut parler sans ambiguïté ni conflit le langage scientifique : les mathématiques sont incontestables. Cette manière de penser s’est développée, en passant par Aristote et sa logique et d’autres philosophes, pour atteindre son apogée au Siècle des Lumières, avec Emmanuel Kant qui a fait de la raison la base de la morale.

La troisième communauté constitue le cœur de l’ouvrage qu’Alphonso Lingis a illustré de quelques portraits bouleversants (des photographies personnelles). Elle englobe les deux premières; elle est l’humanité au sens le plus profond. Un seul exemple: en Inde, alors qu’il méditait en solitaire depuis des jours, l’auteur tombe gravement malade; malgré sa faiblesse, il parvient à se traîner jusqu’à une plage déserte ; désespéré, il appelle au secours, et tout à coup il voit arriver de nulle part un homme, à moitié nu, parlant une langue incompréhensible, qui le charge sur ses épaules et à travers mille péripéties l’amène loin de là, dans un centre de soins; il lui a sauvé la vie, il est parti sans mot dire, sans qu’il ait pu lui dire merci.

L’auteur démontre que ce qui nous lie tous, c’est le sens de l’humain appliqué dans des situations concrètes (assez loin de l’humanisme dont on se gargarise souvent). C’est lui qui permet, lorsqu’on n’est pas seul pour mourir, à cette fraternité mystérieuse de surgir entre le mourant et celui /celle qui est à ses côtés, au-delà des liens de parenté ou d’amitié.
Jacques Petite

 

Benoît-Dominique de La Soujeole
Paternités et fraternités spirituelles
Paris, Cerf 2021, 104 p.

Les abus dans l’Église ne concernent pas seulement les questions de mœurs. Il y a aussi de nos jours une vigilance nouvelle à assurer contre certains risques autoritaires excessifs dans le cadre de l’animation d’une paroisse (cléricalisme) ou d’un accompagnement spirituel (emprise psychologique). Pour ce faire, à l’aide de l’Écriture et des textes du magistère, l’auteur, professeur de théologie à la Faculté de Fribourg, propose de revoir ce que signifie la paternité que l’on attribue aux prêtres. Saint Paul, en effet, n’hésitait pas à présenter le ministère du Christ comme celui d’un père. L’apôtre des nations se désignait lui-même comme père des fidèles qu’il avait engendrés (1 Co 4,14-17).

La paternité du prêtre réside principalement dans l’exercice sacerdotal de trois charges: prêcher, célébrer, conduire. Le prêtre transmet, par sa «paternité ministérielle», une vie nouvelle qui vient de plus haut que lui; c’est la grâce du Christ et non celle du prêtre que reçoit le fidèle.

Autre est la «paternité spirituelle» qui communique la vie à partir du charisme propre au conseiller spirituel. Cet « engendrement » spirituel s’exerce sur des personnes que l’on accompagne plus que l’on dirige. Cela demande un profond travail de discernement de ce que l’Esprit suscite dans tel ou telle fidèle car un mode directif peut conduire à une véritable emprise psychologique sur la personne. Ce charisme a été authentifié chez de nombreux prêtres, mais il n’est pas spécifiquement sacerdotal. Depuis qu’abbesses, prieures ou religieuses existent, il a été exercé par une multitude de femmes, dont certaines sont devenues docteures de l’Église.

Bref, la paternité sacerdotale est principalement ministérielle. C’est pour cela que la dimension fraternelle, basée sur le fait que nous avons un même Père, est importante. Le décret sur le ministère et la vie des prêtres Presbyterorum ordinis affirme que la relation fondamentale du prêtre avec les hommes est fraternelle. Dans la communauté chrétienne, recommande le frère de La Soujeole, il nous faut penser une relation avec les prêtres où les termes «père» et «frère» sont tous deux essentiels.
Monique Desthieux

 

Étienne Grenet
Le Christ vert
Itinéraire pour une conversion écologique intégrale

Perpignan, Artège/Le Sénévé 2021, 336 p.

C’est plus qu’un livre, c’est une proposition d’itinéraire chrétien pour participer à l’écologie intégrale. Dans l’esprit de l’encyclique Laudato si’, l’auteur explicite les deux temps d’une conversion écologique effective: un temps d’initiation personnel, suivi d’un temps d’approfondissement sous la forme de groupes de travail en paroisse ou entre amis. Le temps d’initiation est centré sur la conversion personnelle. Le temps d’approfondissement reprend les trois stades chers aux Mouvements d’action catholique (voir, discerner, agir), en prolongeant le «voir» par des témoignages et des discussions. Plusieurs aspects de l’écologie intégrale sont évoqués dans les groupes de travail.

Le livre, lui, par un survol assez libre de la Bible et de la tradition sociale chrétienne, balise la démarche autours de la vie du Christ vue dans quatre dimensions, le cosmos, l’économie, le corps et la fraternité. C’est loin des dérives technocratiques actuelles qui, au nom de l’écologie, instillent une anthropologie mortifère. Le détail de la démarche est présenté sur le site lechristvert.fr.
Étienne Perrot sj

 

Sous la direction de
Pierre Coulange et Paul Dembinski
Écologie et technologie
Au prisme de l’enseignement social chrétien

St-Maurice, Saint-Augustin 2021, 278 p.

L’on ne peut séparer l’écologie et la technique. La transition énergétique, comme le rapporte le premier chapitre de cet ouvrage, mobilise des techniques inédites et des capitaux considérables. Il y a aussi les problèmes de pollution, d’eau potable, de gouvernance. Le travail lui-même, impacté par la domination du Know-How (le savoir-faire) sur le Know-What (qu’est-ce que c’est) -sans parler du Know-Why (pourquoi) et encore moins du Know-Who (pour qui)  est au cœur de la tension ambiguë entre la technologie et l’écologie humaine.

Ces questions difficiles, trop souvent cachées derrière des formules idéologiques un peu simplistes, ont été débattues lors de deux colloques internationaux, l’un en Grèce, l’autre en France, organisés par l’Association internationale pour l’enseignement social chrétien. Le tableau montre l’écologie intégrale sous le feu de l’économie et l’ambiguïté de la technologie, dont le côté prédateur, depuis longtemps dénoncé par le regretté Jacques Ellul, commence à émerger. Il ne s’agit pas -et c’est heureux- de proposer un programme chrétien qui concilierait vaille que vaille les soucis écologiques, économiques et de gouvernance. Il ne s’agit pas non plus de laisser miroiter à l’horizon l’idéal illusoire d’un monde pacifié.

Ainsi cet ouvrage -c’est son originalité- ne se contente pas de célébrer l’encyclique Laudato si’ du pape François. Il souligne l’apport de la tradition protestante, notamment celui de Jean Calvin, bien mis en valeur par Édouard Dommen. Et il donne la parole à la tradition orthodoxe qui a le mérite de rappeler combien le travail pour une écologie humaine intégrale ne peut se passer d’un sens transcendant, seul capable de mobilier les intelligences et informer les pratiques.
Étienne Perrot sj

 

José Antonio Pagola
Faire entrer Jésus chez nous
Paris, Cerf 2021, 304 p.

La famille est la première communauté chrétienne. Une communauté bien éprouvée par les temps qui courent, lorsque la vie familiale, la fidélité des époux et l’éducation des enfants sont sérieusement remis en question. Dépassé, l’enseignement traditionnel à forte tendance morale et moralisante semble ne plus répondre aux attentes des parents et des responsables de la pastorale familiale qui s’interrogent et cherchent désespérément des alternatives.

José Antonio Pagola vient à leur secours. L’éminent théologien, auteur de livres remarqués qui ont fait date et animateur de groupes bibliques, tente de leur répondre. Spécialiste de l’Évangile, il va à l’essentiel. Plutôt que de miser sur des recettes morales, de recourir à la psychologie ou à la pédagogie, il propose de recentrer la famille sur le Christ. Vrai manuel d’une vie familiale axée sur la foi et la conviction, son ouvrage constitue une sorte de guide pour entrer dans les évangiles à la recherche de Jésus et inviter celui-ci à prendre place dans la vie d’une famille d’aujourd’hui.

Une première partie propose quelques clés décisives pour construire un foyer chrétien. L’amour du couple, l’originalité du mariage chrétien, la manière de vivre sa foi et d’accueillir Jésus dans le foyer représentent autant de défis quotidiens qui sont abordés à partir du texte des évangiles. Auteur d’ouvrages de référence sur le sujet, José Antonio Pagola excelle dans son rôle de guide.

Dans une deuxième partie, prenant appuis sur douze épisodes de la vie et de l’enseignement de Jésus, il propose des pistes pour partager l’Évangile dans le couple. Des commentaires succincts permettent d’approcher le texte, des suggestions facilitent le dialogue et la prière en couple ou en famille, sans jamais décoller de la réalité quotidienne. Un ouvrage de lecture aisée, profond, spirituel et libérateur.
Pierre Emonet sj

 

Sous la direction de cath.ch
Jeunes explorateurs de la foi
St-Maurice, St-Augustin 2022, 196 p.

Voici une belle première pour cath.ch, portail d’information catholique de Suisse: la coédition d’un livre avec les éditions Saint-Augustin. Il regroupe treize portraits de jeunes engagés en Église en Suisse romande, réalisés en 2020-2021. Une deuxième partie de l’ouvrage donne la parole à des responsables romands des vocations et de la pastorale de jeunesse.

Parfois à «contre-courant de la société», comme l’écrit Bernard Hallet, rédacteur en chef de cath.ch, ces jeunes en recherche «tentent de revivifier l’Église pour en montrer les beautés occultées par les scandales, mais sans pour autant renverser l’autel». Entre tradition et changements… Encore faut-il que l’Église sache faire confiance à la jeunesse et lui donner cette vraie place qu’elle a réclamée lors du Synode des jeunes de 2018.

Donner la parole aux jeunes qui s’investissent dans des communautés pour témoigner de la beauté de l’Évangile et de leur foi, écouter ce qui les motive et ce qui leur manque encore dans l’Église, c’est à quoi s’est donc affairée l’équipe de cath.ch. Nous découvrons Morgane Grandjean, dont la foi est «si abondante, qu’elle ne peut vivre sans la partager» et qui a fondé le «Groupe de partage» pour les jeunes de la région de Chaux-de-Fonds désireux de vivre leur foi en communauté. Ou Yvan Favre, agriculteur dans la Broye fribourgeoise, engagé comme lecteur et ministre de la communion dans sa paroisse, qui conçoit l’Église «avant tout comme un lieu de rassemblement […] où tout le monde pourrait aller prier Dieu, sans distinction de classe ou de race». Une Église qui, somme toute, sortirait de ses murs et dans laquelle le rôle de «témoins» reprendrait son importance centrale.
Lucienne Bittar

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