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mardi, 06 juin 2006 02:00

Les jésuites à Lyon. Au carrefour du religieux, politique et culturel

Écrit par

collectif40237jesLyonLes jésuites à Lyon, XVIe-XXe siècle, Sous la direction de Etienne Fouilloux et Bernard Hours, ENS Editions, Lyon 2005, 274 p.

Les jésuites dans la région lyonnaise ! Que sont-ils venus faire dans ce coin depuis toujours économiquement très dynamique, plus connu politiquement cependant pour ses tendances conservatrices que pour son progressisme ? Comme souvent, ils ont répondu à une demande et, comme toujours, ils l'ont fait en se coulant dans la culture du lieu : l'inculturation est une constante du rapport au monde des jésuites, tant de l'ancienne Compagnie (avant sa suppression en 1773) que de la deuxième (celle du XIXe siècle, après son rétablissement en 1814).

Mais l'inculturation a deux faces, comme le montrent les jésuites qui ont tenté de faire craquer, par des engagements prophétiques, les idéologies trop étroites et les conservatismes stériles. Appelés à Lyon en 1565 pour conforter la Contre-Réforme catholique par le moyen d'un collège fondé par la municipalité, ils en sont chassés quelques décennies plus tard lors de la défaite de la Ligue. Après le pardon royal, ils sont rappelés, non sans arrières-pensés politiques de la part des édiles municipaux qui espèrent ainsi faire briller l'identité culturelle de leur ville. Les jésuites lyonnais vont accompagner, au gré des vicissitudes du temps et des tempéraments personnels, la frange traditionaliste des élites locales. En témoigne le cursus scolaire de leur enseignement tant que vivra l'ancienne Compagnie.

Avec la deuxième Compagnie, au cours du XIXe siècle, la plupart des jésuites lyonnais épousèrent, comme une fiancée issue du même milieu social, la position anti-révolutionnaire, voire royaliste, « légitimiste » comme on disait, anti-libérale et anti-gallicane de leur terre de mission. Leur travail apostolique se concentre sur les groupes influents, dont la sensibilité sociale en faveur des pauvres - le but restant de « sauver les âmes » - s'alliait avec des positions politiques conservatrices et une religion intransigeante, tant sur le plan moral que doctrinal. Le signe le plus clair en est la Congrégation des messieurs, confrérie secrète d'esprit contre-révolutionnaire et vivier d'hommes politiques de tendance conservatrice, au service d'une fibre sociale et moralisatrice.

Témoin encore, au début du XXe siècle, l'Union des femmes françaises, fondée à Lyon par le Père Antonin Eymieu, l'un des plus puissants esprits issus de ce milieu social et considéré par la police de la Troisième République comme « un des jésuites les plus dangereux qui soient actuellement en France ». Il est vrai que ces groupements politico-religieux luttaient contre une République anticléricale, noyautée par une certaine franc-maçonnerie. Plus tard, de nombreux jésuites lyonnais cèderont au penchant de leur cité favorable au régime de Vichy du maréchal Pétain.

Tout cela est raconté avec minutie dans cet ouvrage récemment paru, qui rassemble les travaux de dix historiens, tous universitaires.

Une légende qui se lézarde

Derrière ce qui peut apparaître à première vue comme l'accumulation tatillonne de multiples biographies, se dessine un enjeu essentiel et toujours actuel : le rapport entre la conscience personnelle et l'autorité religieuse baignée, nolens volens, dans la culture et la politique de leurs temps. Les moments cruciaux, cela va de soi, en sont les temps de crises. Crise moderniste voici déjà un siècle, où se manifesta des tensions extrêmes au sein même de la Compagnie de Jésus, certains jésuites ne comprenant pas que l'Eglise s'enferme dans une philosophie particulière, un thomisme rétréci, pour sauvegarder du dogme son « intégralité » figée dans une formulation « définitive », et d'autres jésuites allant jusqu'à quitter la Compagnie la trouvant insuffisamment intransigeante.

Bouleversement, dans les années '30, provoqué par l'émergence des Mouvements de jeunesse et des Mouvements d'Action catholique : on sait la part que les jésuites lyonnais ont pris dans le scoutisme naissant et dans l'ACJF (l'Action catholique de la jeunesse française). Dilemme tragique surtout durant la dernière guerre : les plus hautes autorités de la Compagnie prônent l'obéissance aux pouvoirs de Vichy (P. Boyne) et la soumission aux lois exigées par l'occupant, en particulier touchant le STO (Service de travail obligatoire). Pendant que d'illustres jésuites parisiens prônent la collaboration (Desbuquois, fondateur de l'Action populaire, Doncoeur, le porte-voix des religieux ancien-combattants) d'autres, moins nombreux, avec la complicité de quelques-uns de leurs supérieurs (P. Décisier), contournent l'autorité religieuse et s'engagent dans la « résistance spirituelle » dont l'organe le plus connu fut Les cahiers du témoignage chrétien, revue clandestine fondée à Lyon dans le scolasticat de la Compagnie de Jésus par les PP. Chaillet et Fessard. Ainsi le Père Chambre ne se contente pas de diffuser les fameux Cahiers. Intendant de sa communauté, il y cache des juifs, des armes et même un radio qui émet depuis le jardin de la résidence. D'autres jésuites lyonnais se soustraient au STO, participent parfois personnellement à la lutte armée contre l'occupant en tant qu'aumôniers de maquis (PP. de Leusse, Nodet) ou même combattants actifs (Hours, Champon, Chambre, Fraisse).

Quelques années après ces événements, la suspicion portée sur les théologiens du scolasticat lyonnais au début des années ?50 se conclut provisoirement par la dispersion d'un quarteron de penseurs jésuites lyonnais de grande carrure (les PP. de Lubac, Ganne, Bouillard, Le Blond, Léon-Dufour, Huby). Leurs thèses ont inspiré le concile Vatican II dix ans plus tard. Bref, le tableau est très contrasté. Loin de la légende dorée qui imagine que tous les jésuites partagent l'intelligence de Teilhard de Chardin sur le devenir humain, quatre siècles de présence jésuite à Lyon, racontés par des historiens de métier, rappellent qu'il ne suffit pas d'appartenir à un ordre célèbre pour se garder indemne de son milieu politique et culturel.

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