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vendredi, 06 octobre 2006 02:00

Apprendre à vivre

Écrit par

Ferry 42168Jossua 40268Luc Ferry, Apprendre à vivre. Traité de philosophie à l'usage des jeunes générations, Plon, Paris 2006, 302 p.

Jean-Pierre Jossua, Peut-on parler de Dieu?, Labor et Fides, Genève 2006, 112 p.

Le pari est presque tenu. Celui de raconter cinq grandes visions élaborées dans l'histoire de la philosophie à partir de l'intelligence de ce qui est (théorie), la recherche de ce qu'il faut faire (éthique) et la quête du salut (sagesse). Evitant tout jargon qui découragerait le néophyte, l'auteur s'adresse, dans un langage familier et imagé, à un jeune, c'est-à-dire à nous tous dans la mesure où celui qui veut «apprendre à vivre» cultive en lui la jeunesse. Il réussit ainsi à exposer comment et pourquoi nous ne pouvons plus aujourd'hui, après Nietzsche, penser dans les catégories classiques, qu'elles soient antiques ou humanistes. Pointant judicieusement les spécificités de chaque vision, se plaçant d'un point de vue postmoderne selon lequel le sujet déconstruit ne peut plus assurer un discours crédible, révélant à l'aide de Heidegger combien notre univers technicien est en perte de sens, Luc Ferry essaye de proposer une sagesse débarrassée des idoles de la métaphysique.

S'il réussit à tracer un parcours cohérent et éclairant de l'histoire de la philosophie, s'il donne à voir comment il est possible de formuler à nouveaux frais un humanisme qui tienne compte des critiques formulées à son encontre, s'il démontre que le matérialisme philosophique est humainement insatisfaisant, sa manière de présenter le christianisme laisse à désirer. Dire que la foi, supplantant la raison, en appelle à la relativisation, voire à la démission de cette dernière, c'est ignorer leur fécondation réciproque que la Tradition chrétienne n'a cessé, du moins dans le catholicisme, de pratiquer. Affirmer qu'étant reléguée au rôle de servante, la philosophie devenue scolastique va être purement supplantée par la foi pour la recherche de la sagesse, c'est oublier ce qu'apporte aujourd'hui encore à la culture et à la vie de millions de gens le christianisme. Qualifier la foi d'aveugle et la raison de lucide, c'est masquer le fait que le philosophe le plus rationaliste croit lui aussi, ne serait-ce qu'à son raisonnement. Et le croyant n'a-t-il pas par ailleurs à rendre compte de son espérance (1P 3,15) par un témoignage qui, pour être reçu, se doit d'être raisonnable ?

L'auteur passe en outre totalement à côté de l'originalité chrétienne lorsqu'il omet d'évoquer la dimension trinitaire, inséparable de celle de l'Incarnation. Dieu n'est pas une entité constituée qui fait nombre avec le monde et dans laquelle la foi plongerait le croyant comme par magie. Pour la foi chrétienne, Dieu n'est que Relation - ce que signifie la Trinité - créant et sauvant par son Souffle qui prend chair en notre monde. Appelé à vivre par et en cette Relation, l'homme se découvre habité au plus intime de lui-même par une Parole d'amour qui le rend unique. L'intelligence de la foi s'appuie sur cette dynamique relationnelle pour, évitant un rationalisme étroit et plat, penser toutes les dimensions de l'humain. Elle convoque le croyant à se comprendre comme corps, sensibilité, affectivité, être social et politique, transfiguré par l'Esprit pour devenir à l'image et à la ressemblance de Dieu.

Si, comme le signale Luc Ferry, le christianisme invente la personne, notion inconnue de la philosophie antique, c'est donc moins comme un état que comme un appel à le devenir. L'homme devient de plus en plus une personne dans la mesure où il se laisse façonner par la Relation d'amour qui l'habite. Pédagogiquement remarquable et philosophiquement fondé, cet ouvrage pêche donc dans sa présentation du christianisme. Il est à cet égard typique d'une certaine tradition universitaire hexagonale qui, victime de son ignorance théologique, ne peut que déformer la présentation du christianisme.

Parler de Dieu

Pour qui croit que Dieu prend l'initiative de s'adresser aux hommes et qu'il se fait connaître par sa Parole, vient alors l'exigence de témoigner de la spécificité de cette Parole inscrite dans l'histoire. Cet évènement de la Parole, appel et message, donne une orientation et une signification à la vie. Dans la foi qui cherche langage dans le corps des croyants, seule une attitude modeste qui attestera en paroles ce qu'on manifeste dans sa vie sera crédible. Rendre ainsi intelligible la foi, c'est toujours la respecter. Le Mystère reste entier, baignant tout ce que l'on tente de dire, rendant fragile une parole trop assurée. L'existence se risque à la liberté sous la pression de l'expérience de Dieu.

Un signe en sera que notre recherche, pour fondée qu'elle soit, « demeure[ra] ouverte, car s'il est vrai que l'on a été trouvé, touché, on ne saura jamais vraiment par Qui ».[1] Si l'on peut parler de Dieu, c'est toujours à partir de lui et des traces qu'il laisse en nous. C'est à cet « apprendre à vivre » singulier que nous introduit avec finesse Jean-Pierre Jossua. Il évoque notamment comment Dieu par son Fils se fait solidaire de l'homme jusque dans l'abîme. Pour celui qui se laisse rejoindre, peut naître alors du sens, au coeur même de l'expérience du mal subi.

L'auteur éclaire aussi combien, au-delà de toute image, la Résurrection est dans l'Esprit un don qui fait pleinement droit à ce que nous sommes, et comment la sagesse biblique ne se décline que dans l'Amour. Celui-ci a fécondé dans l'écrin conceptuel du néo-platonisme les écrits des grands mystiques qui aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout, viennent féconder nos vies et nous apprendre à vivre accordés à Dieu. Le dernier chapitre montre que la tradition mystique, loin d'être réservée aux religieux, peut nous aider à découvrir Dieu, à nourrir notre vie quotidienne, en cette oraison silencieuse qui la définit le mieux. L'auteur expose brièvement la prière du coeur et la prière de repos.

C'est ce mouvement renouvelé du Mystère qui sans doute nous apprend le mieux à vivre lorsque, surpris et heureux, nous en découvrons la présence annoncée par « le verdissement des herbes et par les couleurs des fleurs... et que... au nom de la sainteté de la vie divine, le Paradis du coeur se rapproche de nous plusieurs fois par jour ».[2]

1 - Jean-Pierre Jossua, pp. 43-44.

2 - Id. p. 109.

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