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mardi, 04 février 2020 11:45

Thérémine: l’odyssée de son inventeur

Leon Theremin présentant son invention, 1928. Photo coll. Thomas ReaIl y a exactement 100 ans naissait sous les doigts d’un ingénieur russe farfelu et génial, Lev Sergueïevitch Termen (Léon Theremin), le tout premier instrument de musique électronique, le thérémine. Pour fêter cet anniversaire, l’ensemble de musique contemporaine Contrechamps a organisé en janvier et février trois concerts, à Genève, Pully et Bâle, avec l’une des plus grandes solistes de thérémine, Carolina Eyck. L’instrument aux sons mystiques vit en effet aujourd’hui une nouvelle jeunesse et fascine musiciens et chercheurs.

Le thérémine pourtant coûta à son inventeur sa liberté, puisqu’il disparut brusquement (kidnappé aux États-Unis par les services secrets staliniens, selon les rumeurs de l’époque) et vécut en camp de travail forcé, après avoir connu la gloire outre-atlantique. Un documentaire lui a été consacré en 1995, Theremin, an electronic odyssey, de Steven M. Martin, avec des archives sur le long séjour aux États-Unis de Léon Theremin, jusqu’à sa disparition mystérieuse en 1938. Sa réapparition dans les années 80, avec l’article d’un correspondant du New York Times à Moscou, lui vaudra de nouvelles tracasseries avec les services de renseignements. Un peu plus tard, le cinéaste Steven M. Martin retrouvera sa trace dans ce qui était encore pour quelques temps l’URSS.

Un succès méconnu

Ce savant à la vie rocambolesque est donc le grand-père des synthétiseurs qui naîtront ensuite. On joue le thérémine face à l’instrument, un coffret muni de deux antennes, en bougeant les mains et les bras dans un champ électromagnétique émis par les antennes, et sans le toucher donc. On apprend dans le film que le fondateur des Beach Boys, Brian Wilson, a inséré le thérémine dans le «tube» planétaire Good Vibrations, enregistré à la fin des années 60. On y entend au début de chaque refrain un son non identifiable qui monte dans les aigus: le thérémine a encore frappé. Les Gratefull dead ou Led Zeppelin l’ont aussi utilisé parmi d’autres grands groupes de la pop des années 60-70.

À Hollywood, quand on voulait des sons spectraux, on pensait au thérémine et à ses vibrations venues d’ailleurs. Il concourt à la tension dramatique dans des films d’horreur ou des films fantastiques, comme La maison du Dr Edwards, un classique du genre, ou Le jour où la Terre s’arrêta. Mais on peut aussi tirer de l’instrument (très difficile à jouer) un son qui tient du violoncelle et de la voix. Certains morceaux classiques faisaient partie des concerts de thérémine donnés à New York ou à Los Angeles. Ainsi les Vocalises de Rachmaninov, le Cygne de Saint-Saëns ou même un Nocturne de Chopin. Le tout avec un son particulièrement émouvant.

Clara Rockmore au thérémine, 1938. LDLéon Theremin lui-même joua avec des orchestres symphoniques et donna un grand récital dans les années 30’ avec l’Orchestre de Philadelphie, au Town Hall de New York. Mais la musicienne qui a enthousiasmé l’avant-garde de l’époque se nomme Clara Rockmore, soliste d’un Concerto pour Theremin, dirigé par Leopold Stokowski. Sorte de grande prêtresse de l’instrument, en robe de soirée et longs ongles vernis, violoniste virtuose à l’origine, elle prêta sa beauté et sa gestuelle à l’instrument électronique.

Le goulag et le Prix Staline

Pendant ses années aux États-Unis, Theremin épousa une danseuse étatsunienne, Lavinia Williams, une jeune femme noire. Acte profondément transgressif et mal vu à cette époque, mais Theremin n’en avait cure. Rentré en Russie, volontairement ou pas (les témoignages divergent), il fut en tout cas immédiatement encadré et même déporté dans un camp de travail.

Pour les besoins de son documentaire, le cinéaste Steven M. Martin a voulu absolument retrouver l’inventeur disparu, dont on savait qu’il était bien vivant. Il s’est donc rendu à Moscou avec Clara Rockmore, qui devait avoir dans les 80 ans bien sonnés, toujours impériale sous son turban. Ils ont retrouvé sa trace et le rendez-vous, filmé, a eu lieu dans le métro de Moscou à travers le bruit des rames, pour échapper à la surveillance de la police politique, encore active malgré la Glasnost. Léon Theremin y raconte des bribes de sa vie: Magadan, l’un des pires goulags russes de la période stalinienne, d’où il est tiré pour travailler dans un laboratoire de recherches électroniques pour le KGB de l’époque; le Prix Staline, pour son invention d’un système d’écoute à faisceau infrarouge; puis des boulots subalternes. «En 1947, j’ai travaillé à de mauvaises choses», dira-t-il à propos de ses recherches sur les systèmes d’écoute et de brouillage.

En 1990, à 95 ans, profitant de la Perestroïka, il revient aux États-Unis grâce à Steven M. Martin et à Clara Rockmore. L'année suivantr, l’Université de Stanford l’honore et le remercie. Devant une salle comble et émue, il interprète Les bateliers de la Volga, au thérémine! Décédé à Moscou en 1993, il laisse plusieurs petits-enfants de son troisième mariage et l’instrument le plus étrange jamais réalisé.

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