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dimanche, 11 décembre 2016 11:33

«Le paysage est choquant. Il ne reste que des ruines»

Alep2 dec16Les dernières nouvelles datées du 11 décembre du Père Sami Hallak sj (dont nous publions régulièrement les extraits de son journal sur ce site) reflètent le désarroi dans lequel vivent les habitants d'Alep en ce mois de décembre. Il raconte: «Le Père Nawras sj a pu se rendre mardi à Saint-Vartan, dans le quartier populaire du Midan. J’y suis allé le mercredi... Murs calcinés, crucifix mitraillé et mutilé... ce dernier est tout de même resté 5 ans sur la croix, solidaire avec nos souffrances et notre isolement. Il est là, défiguré comme notre ville. Il nous révèle la douleur de Dieu face à la sauvagerie des hommes. À Saint-Vartan, le paysage est choquant. Il ne reste que des ruines.»

Journal du Père Hallak sj du 8 au 11 décembre 2016

8 décembre 2016
Le 5 décembre, le Père Nawras sj est arrivé à Alep. Aujourd’hui, c’est le Père Ziad sj qui est revenu. Ces jours, les nouvelles se précipitent. L’armée du régime reprend des zones dont elle a perdu le contrôle depuis 2012. Les habitants espèrent que cette reprise va éloigner les rebelles, et que nous n’aurons plus cette pluie d’obus qui tombent sur nous.

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Le Père Nawras a pu se rendre mardi à Saint-Vartan. J’y suis allé le mercredi. La photo ci-dessus, prise sur place, parle d’elle-même: murs calcinés, crucifix mitraillé et mutilé... ce dernier est tout de même resté 5 ans sur la croix, solidaire avec nos souffrances et notre isolement; il est là, défiguré comme notre ville, il nous révèle la douleur de Dieu face à la sauvagerie des hommes. À Saint-Vartan, le paysage est choquant. Il ne reste que des ruines.

Les civiles des zones orientales commencent à affluer. Malheureusement, de nombreuses associations -voire même d’organisations humanitaires- sautent sur l’occasion pour «se faire des sous». J’ai envoyé quelques membres du JRS évaluer la situation, et voilà ce qu’ils ont rapporté. Tout le monde veut faire du soutien psychologique. C'est facile et ça rapporte beaucoup. Tu mets un peu de musique, tu danses en plein air, et tu rentres. Peu importe si les enfants qui y assistent ont froid ou non, peu importe s’ils participent à ta fête ou non, peu importe si cela correspond à leur besoin ou s'ils sont dans un état d’esprit qui permet de faire ce soi-disant «support psychologique». L’important est de faire le travail pour toucher de l’argent en échange. Mais il y a pire: des organisations se déplacent en grand nombre lorsqu’il y a une télévision qui filme aux alentours, et rentrent dès que le tournage se termine. D’autres apportent de la nourriture et la distribuent en la jetant aux gens comme s'il s'agissait d'animaux sauvages. Je n’exagère malheureusement pas, nos volontaires ont filmé tout cela en cachette.

À Jibrine, lieu de rassemblement et d’hébergement des déplacés, nous avons fait la connaissance du Croissant Rouge palestinien. Cette organisation essaie de faire quelque chose, mais elle manque de moyens. Ce serait à l'UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) de la soutenir, mais comme les bénéficiaires ne sont pas des Palestiniens, celle-ci ne donne rien. À Jibirne, les associations locales et les organisations internationales passent, font une distribution, et s’en vont sans collaborer avec ces Palestiniens qui s’occupent pourtant des déplacés syriens. En accord avec eux, nous avons envoyé près de 30 volontaires du JRS pour les aider durant 2 jours. Ces derniers ont recensé toutes les familles déplacées qui logent dans des hangars, et qui sont sous la responsabilité de cette organisation: elles sont 506 familles. Le troisième jour, après avoir déterminé les besoins, nous avons distribué des sacs contenant des croissants et des fruits. Des aliments qui peuvent être mangés à n’importe quelle heure, sans avoir besoin d’être chauffés. À Alep, le JRS est connu et reconnu pour l’exactitude de ses recensions. Quand l’UNICEF a su que nous avions réalisé cet inventaire, ses responsables nous ont contactés immédiatement pour nous proposer une collaboration. Nous allons regarder comment ils envisagent cela, et si leurs attentes entrent dans nos objectifs et notre manière de procéder ou non.

Une bande de voleurs a dérobé des sacs alimentaires dans notre dépôt de l’église Saint-Michel. Ils sont passés par la petite fenêtre des toilettes, ont défoncé plusieurs portes intérieures, et ont pris près de 300 bouteilles d'huile de tournesol. Le vol a probablement eu lieu après minuit, lorsque les générateurs s’arrêtent et que la ville sombre dans une obscurité totale.

9 décembre 2016
Le Père Nawras est parti pour Damas et le Père Ziad donne une retraite à la CVX (Communautés de vie chrétienne) chez les sœurs franciscaines. Hier au soir, l’UNICEF nous a contactés en urgence. Il semble qu’il y ait un millier de déplacés qui soient arrivés à Jibrine. Ils ont faim et ils ont besoin d’une aide de première urgence. S’y rendre la nuit est risqué. Nous avons demandé à la Croix rouge, au Croissant rouge et à des membres de l’UNICEF de nous accompagner avec leurs voitures, mais ils ont tous refusé. Trop risqué. J’ai alors présenté mes excuses au responsable de l’UNICEF. Si ces organisations ne prennent pas le risque, je ne le prendrais pas non plus. C’est une des règles du JRS: la sécurité des volontaires avant tout.

11 décembre 2016
Hier, il était 17h45. Chaque samedi, des membres de la CVX viennent normalement à la résidence pour une demi-heure de méditation, suivie d’une messe à 18h. L’occasion pour moi de faire mon examen de conscience en leur présence, et non pas tout seul à 20h. Mais comme personne n’est venu pour la méditation cette semaine - le Père Ziad donnant sa retraite à la CVX - je suis resté dans mon bureau avec l’intention de descendre à 17h55 pour la messe. Soudain, j’ai entendu une explosion violente, suivie d’une deuxième. Je me suis jeté par terre et une troisième détonation a suivi. Après quelques minutes d’accalmie, je suis sorti de mon bureau et j'ai vu des décombres partout. Une quatrième explosion a retenti, et je me suis à nouveau jeté par terre sur les débris de verres avant de me relever.

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Quatre obus sont tombés: l’un à 40 mètres, l’autre sur nous, le troisième sur l’immeuble voisin, le quatrième à 20 mètres. L’un des quatre obus a touché notre résidence entre le premier et le deuxième étage. J’ai téléphoné à Ziad avant de poster une nouvelle sur Facebook avec cette remarque: «Je suis sain et sauf, prière de ne pas téléphoner, car vous comprenez, j’ai beaucoup de choses à faire.» Je sais de quoi je parle. Lorsqu’un obus a fait sauter ma maison familiale, j’ai dû tout laisser tomber pour répondre au téléphone. Ziad a pris un taxi, le chauffeur l'a averti: «Les obus tombent sur Aziziyé.» En s’approchant, la rue était impraticable à cause des décombres. «Tu as vu, dit le chauffeur, les obus tombent.» «Je sais, dit Ziad, c’est ma maison qui est touchée.» Alors le chauffeur a refusé, par pitié, d’accepter l’argent de la course, mais Ziad a insisté pour qu’il prenne ce qu’il lui devait.

Malgré ma demande, les gens téléphonent chez nous. Ziad leur répond. Une fois que nous avons tout vérifié, nous avons mangé un sandwich. Ziad a passé la nuit à la résidence par précaution.

Ce matin, Ziad a rejoint tôt ses retraitants, et les volontaires du JRS sont venus avec enthousiasme nous aider à la maison. Garçons et filles se sont mis au nettoyage des décombres. Je me rends compte combien nos bénévoles nous aiment. Ils sont venus alors que c’était leur jour de congé, souriants, enthousiastes, en disant: «C’est chez-nous.»

Les fenêtres du centre de distribution d’en face sont cassées. Des bénévoles pensaient passer la nuit devant. Finalement, on a déménagé tout ce qui pouvait être volé au deuxième étage.

Ce qui touche les gens d’ici, je crois que c’est surtout notre discours. Ziad et moi, nous ne parlons que de la Providence. Providence d’une retraite organisée en un autre lieu, ce qui fait que personne n’était dans l’église lors des explosions. Providence de l’obus qui a touché le poteau devant la maison et pas la fenêtre 30 cm plus loin: sinon je serais mort. Providence d’une soirée que je n'ai pas passée à regarder la télé au vue du nombre de petits morceaux de verres qui se sont incrustés partout, même dans les murs. Providence de l’heure des frappes: le soir, la rue est vide, les volontaires et les bénéficiaires sont rentrés chez eux. Que dire encore? Devant une catastrophe comme celle-ci, nombreux sont ceux qui pensent que Dieu n’aurait pas dû permettre cela. Mais nous qui cohabitons avec la mort pourtant évitable (on pourrait l’éviter si on quitte la ville), nous voyons que Dieu est toujours là, et sa providence allège le mal autant que la liberté de l’homme le lui «permet».

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