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jeudi, 16 février 2017 14:45

Refuge et délices

 Un lieu clos, ouvert sur le Ciel

«Les jardins ne sont pas innocents, ce sont nos paysages intérieurs qui toujours s’y inscrivent, notre rapport aux hommes, au monde et à Dieu.» Michel Le Bris, «Le Paradis Perdu», 1981

Pendant des centaines de millénaires, l’environnement naturel a été sinon hostile, du moins dangereux pour le genre humain. Pour survivre, il s’agissait de manger l’autre et d’éviter d’être mangé. L’idée qui nous intéresse est née aux confins d’une région aride, où la survie était particulièrement ardue. Comme pour montrer sa puissance, c’est là que l’homme a voulu créer un espace naturel où il règnerait en maître et qu’il aménagerait selon son bon plaisir. Il lui a fallu commencer par protéger cet espace des prédateurs en tous genres, et le séparer du reste du monde - celui de la survie - par une clôture. Ce lieu, c’est le jardin.

Le mot jardin a une racine indo-européenne, ghorto, qui signifie enclos. Dans de nombreuses langues, ses dérivés ont conservé cette notion: le celtique gard, le grec ancien khortos, le latin hortus, l’allemand garten, l’italien giardino, le roumain guard, le lituanien gardas, le russe ogorod... Cette racine indo-européenne a eu un autre dérivé latin, cohors, signifiant l’enclos, la basse-cour, qui a donné en français le mot cour.
Annexes à ciel ouvert d’une habitation, la cour et le jardin sont ainsi définis par la clôture, qui délimite mais surtout sépare. Le jardin est un lieu clos et... à part. On comprend qu’il ait eu à l’origine un caractère sacré, par opposition au profane, à l’ordinaire, à l’utilitaire. Par sa fermeture à l’horizontale et son ouverture à la verticale, le jardin pouvait être considéré en outre comme un réceptacle naturel du sacré, un lieu d’accueil ici-bas de la présence de l’au-delà.

Oasis de Mésopotamie
Le jardin serait né en Mésopotamie, il y a environ cinq mille ans, quand l’acclimatation du palmier a rendu possible la création d’oasis, des zones de végétation limitant l’évaporation et maintenant l’humidité constante nécessaire à la survie de plantes fragiles. Ces conquêtes techniques servent en priorité la culture des fleurs et des arbustes d’ornement adressés aux divinités, qu’il faut apaiser avec magnificence. La production de plantes destinées à la nourriture des hommes ne vient qu’ensuite. Le jardin des origines serait donc le lieu d’une offrande propitiatoire pacifique, non sanguinaire, contrairement aux rituels dont la violence a fondé nombre de cultures humaines. Le jardin offre par là l’exemple d’un rapport paisible au sacré.
Quoi qu’il en soit de la destination du jardin, divine ou humaine, la clôture délimite un territoire où règne la sécurité, la paix, et qui est destiné au bien-être, aux plaisirs. Là où le sable et le vent brûlants ne rencontrent sur leur passage que serpents et chacals ainsi que de rares plantes grasses, le jardin n’est possible qu’entouré d’un mur d’enceinte. Tout y apparaît d’autant plus merveilleux et délicieux que l’environnement est aride et hostile.
Arabes et Persans ont nourri à l’égard des jardins une véritable passion, dont témoignent Les Mille et une Nuits, évoquant tantôt des jardins fabuleux, tantôt des jardins réels, remplis d’arbres chargés de fruits et parcourus de ruisseaux d’eau douce et claire. Et le psalmiste hébreux chante à Yahvé: «Heureux les hommes qui ont en toi leur force, lorsqu’ils traversent la vallée des larmes, ils en font une oasis» (Ps 84).
A l’époque où le récit biblique de la Genèse est mis en forme, sous le règne du roi David ou de son successeur Salomon, entre le XIe et le Xe siècle av. J.-C., la tradition des jardins royaux est déjà bien implantée au Moyen-Orient. Il est donc probable que le jardin d’Eden contienne des réminiscences de ces jardins de prestige. La Bible dit que le jardin des origines, où vivent un moment Adam et Eve, est planté «en eden». Ce mot est sans doute emprunté au sumérien, la plus ancienne langue écrite, où il signifie steppe, désert, nature sauvage donc, non cultivée, par opposition aux villes. Or en hébreux, il a une autre signification: jouissance, délices. Ainsi le jardin planté «en eden», dans un univers hostile, est devenu un «jardin d’Eden», de délices, par un déplacement de l’attention du dehors au dedans. Ce jardin des délices fut pendant des siècles considéré par l’Occident chrétien comme le paradis, un mot qui lui-même vient de l’ancien persan où il signifie... enclos! Son dérivé grec paradeïsos désigne d’ailleurs l’enclos pour les bêtes sauvages du roi ou du prince.

Fécondés par le vent
Mais alors que le paradis terrestre de la Bible était apparemment ouvert sur le pays d’Eden, le jardin idéal dans l’Occident médiéval devient l’hortus conclusus, le jardin clos, dont la conception est directement inspiré de l’Ancien Testament. Pourquoi cette fermeture?
D’après le récit biblique de la Chute, après avoir chassé Adam et Eve hors du paradis, Dieu «posta les chérubins à l’Orient du jardin d’Eden avec la flamme de l’épée foudroyante pour garder le chemin de l’arbre de vie». Dès lors, si un lieu de paix et de bonheur absolus pouvait être aménagé sur terre, il ne pouvait être que séparé du reste du monde, malheureux et pécheur. D’où la clôture. Cette conception s’est aussi fondée sur la traduction du Cantiques des Cantiques: «Elle est un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée, un jardin bien clos, une source scellée.»
En tous cas, le jardin dont disposent la plupart des monastères au moyen âge est presque toujours clos. L’insécurité des temps enjoint de cacher les légumes et les ressources du monastère, y compris aux yeux des lapins et autres herbivores sauvages. La clôture en osier, en noisetier ou en houx tressé permet en outre de créer un microclimat favorable à la végétation. Mais surtout, la vocation fondamentale du moine est de vivre seul, en intimité avec Dieu, même s’il partage avec une communauté de frères ce choix radical de cœur à cœur continuel avec l’invisible Amour.
Ainsi les monastères au moyen âge ne peuvent se concevoir sans un jardin, pour des raisons à la fois utilitaires et symboliques: le jardin est non seulement pour la communauté un moyen d’assurer sa subsistance et de vivre en autarcie, mais c’est aussi un espace de méditation où la nature renvoie à son Créateur, un lieu où peut s’établir une relation intime spirituelle. Symbole de la pureté, lié à la figure de la Vierge, le jardin clos de l’Eglise médiévale est fécondé par les vents qui amènent le pollen du ciel.
Cette pureté n’exclut d’ailleurs pas la fête des sens. «Car si la providence du Créateur a donné aux choses tant de qualités diverses, c’est afin que chaque sens humain y trouve son plaisir propre», écrit Hugues de Saint-Victor, un influent chanoine du XIIe siècle.
En dehors des monastères, les princes et les poètes chérissent l’hortus deliciarum, l’autre jardin idéal inspiré de l’Eden. L’attention est portée ici sur les plaisirs terrestres. Et l’amour chanté par les troubadours est l’amour courtois, autrement dit l’amour adultérin, interdit. Les jardins sont propices aux rencontres galantes, sur un banc, à l’ombre d’une tonnelle, ou au rythme de la lente déambulation...
A la Renaissance, on passera de l’hortus conclusus au jardin ouvert. Les peintres qui représentent l’histoire d’Adam et Eve intègrent alors les scènes dans de vastes paysages. Mais en réalité, même les jardins de la Rome antique ou de la Renaissance européenne, qui étaient ouverts sur le paysage, étaient inaccessibles de l’extérieur. Clôture et portes restent des conditions du jardin et continuent d’établir une ligne de démarcation matérielle et symbolique entre un dedans et un dehors.

Microcosme personnel
Aujourd’hui, en Occident, si le jardin clos a perdu son caractère sacré, il reste toujours ce lieu agencé de façon à vivre une intimité paisible et heureuse en extérieur. «C’est l’amitié respectueuse avec les plantes qui caractérise l’horticulture par opposition à l’agriculture. C’est une culture de la non-violence. C’est pourquoi s’instaure au jardin une relation très personnelle, très intime, avec les plantes», écrit Sylvie Nail, professeur de civilisation britannique à l’Université de Nantes. «Pour la grande majorité, poursuit-elle, le jardin est devenu un cadre de la vie familiale. En effet, la découverte majeure des Anglais ces trente dernières années a été la séparation entre le jardinage comme activité et le jardin comme lieu de vie. La première qualité que ses usagers apprécient dans le jardin derrière la maison est l’intimité qu’il dispense. Il n’est donc pas surprenant que la première intervention des propriétaires d’une maison neuve consiste en la plantation d’une haie (...) Le jardin n’est pas tant apprécié comme rapport avec la nature que comme refuge contre un monde ressenti comme agressif. Dans l’Angleterre contemporaine, l’une des sociétés les plus urbanisées du monde, le jardin de derrière est un havre où l’on retrouve le rythme naturel des saisons, d’autant plus précieux qu’il s’oppose à la vie trépidante des villes. C’est l’endroit privilégié des retrouvailles avec soi-même dans un espace en plein air, mais à l’abri des interférences extérieures.»
Microcosme personnel... Lieu où se joue quelque chose de l’intime... L’expression jardin secret est presque un pléonasme si l’on se réfère à la racine latine de secret, secernere, qui signifie séparer, mettre à part. Le jardin est bien ce lieu à part, intermédiaire, qui réconcilie le dedans et le dehors, l’intime et le monde naturel, l’individu et la vie...
A l’heure de l’idéologie technicienne impérialiste et du tout-virtuel, «les gens vont vers le jardin parce qu’ils y trouvent deux choses essentielles pour l’homme et qui y résistent encore: le temps et l’espace», remarque Monique Mosser, historienne de l’art, spécialiste des jardins. «On y est soumis aux aléas du climat, aux cycles des saisons - qui tendent à perdre toute réalité quand on vit dans les tours climatisées -, au rythme lent de la croissance des arbres, au vieillissement des choses - quand la rapidité des communications et des transports anéantit tous les sens de la durée. Et on y vit vraiment la relation du corps à un lieu. Les raisons de ce “retour” au jardin sont donc complexes, parce que archétypales. Elles touchent à l’essentialité de l’être.»
Enfin, le jardin canalise l’attention sur la beauté du monde naturel. Et pour le chrétien, la contemplation des splendeurs fait remonter vers Celui qui est à leur origine. Ainsi, si le jardin d’Eden est le cadre de l’épisode originel métaphorique appelé la Chute, le jardin privatif est celui où nous retrouvons naturellement une attirance vers le Ciel. Comme si ce lieu clos, ouvert sur le ciel, permettait de vivre davantage sous l’emprise de la « ravitation d’en-haut», de se spiritualiser.

Patrick Bittar, Entre Eden et paradis,
une série documentaire en DVD sur le jardin,
Paris, Azalé/Ora et Labora 2014.

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