L’histoire des couleurs est un voyage fascinant dans l’évolution des sociétés. Et celle du bleu particulièrement. Dans toutes ses nuances. S’il a remporté les faveurs de l’Occident contemporain, jusqu’à devenir en 2020 «la couleur de l’année» selon Pantone, ce fut une tout autre histoire durant l’Antiquité.
Symbole de malheur et de deuil, inexistant voire même hostile pour les Grecs et les Romains, absent dans L’Odyssée d’Homère, le bleu ne se définissait pas en tant que couleur. Personne ne le portait ni ne le conceptualisait. Il n’avait même pas de nom latin. Sa popularité actuelle en est d’autant plus fascinante. Le bleu, adulé par les Européens, marque le sceau d’un renversement au fil des siècles. C’est ce que nous conte d’ailleurs Bleu: histoire d’une couleur, de Michel Pastoureau.
L’historien, qui a offert une master-class passionnante en 2015, retrace dans cet ouvrage «les pratiques sociales de la couleur et sa place dans la création littéraire et artistique, depuis les sociétés antiques et médiévales jusqu’à l’époque moderne».
L’ascension du bleu
Peut-on imaginer un monde sans bleu? L’Antiquité l’a pourtant ignoré, dédaigné, dévalorisé. C’est en Égypte ancienne que ce coloris s’anime, ornant sarcophages, décors muraux et autres apparats. Les Égyptiens le considéraient même comme un porte-bonheur dans l’au-delà. Le «bleu égyptien» fait ainsi son apparition, devenant le premier colorant synthétique créé par l’homme. À cette époque, le lapis-lazuli est la gemme la plus précieuse, recherchée et négociée à prix d’or, au même titre que l’azurite et l’indigo, utilisés pour la fabrication de pigments.
Mais c’est au Moyen Âge, à la fin du XIIe siècle, que le bleu s’impose dans l’Occident chrétien pour un revirement radical. La Vierge Marie se pare de bleu, caractérisant son iconographie mariale, et lance la tendance. Les vitraux, les émaux, les enluminures s’en imprègnent également, à l’instar des rois de France, Philippe Auguste et son petit-fils saint Louis. Le bleu prend ainsi de la valeur, distinguant le ciel terrestre du ciel divin, telle une émanation du Dieu des chrétiens, Dieu de Lumière.
Au XVIe siècle, la réforme protestante moralise les couleurs et leurs statuts. Les significations changent; d’un bleu chaud depuis l’Antiquité romaine, il devient froid, mais aussi masculin. Il faut attendre le XVIIIe siècle et les nouvelles mutations techniques pour voir apparaître le premier pigment synthétique moderne créé à Berlin, le bleu de Prusse. Se succèdent le bleu de cobalt, le smalt (synthèse à base de cobalt), le bleu céruléum (contenant aussi du cobalt) ou encore le bleu outremer, le plus envoûtant (extrait du lapis-lazuli), importé du Moyen-Orient.
L’infini bleu
Cette palette bleutée se révèle ainsi élitiste, divine, lumineuse, royale, virginale, aristocratique et très coûteuse en raison de sa rareté. Progressivement, sa carnation s’impose et conquiert l’art, la littérature, la mode… À l’instar de Chagall et son monde bleu onirique (Les amants bleus, Couple dans le paysage bleu, La maison bleue…). De Matisse via sa série des quatre Nus bleus et ses formes gouachées et découpées.
De Van Gogh et La nuit étoilée. De Giotto et son ciel bleu foncé dans La Crucifixion. Ou encore d’Yves Klein, qui invente la monochromie et son superbe bleu outremer «IKB» (International Klein Blue) dans sa quête d’immatérialité, d’absolu et d’infini.Ailleurs, Paul Éluard fait figure de style avec «La terre est bleue comme une orange» dans L’amour la poésie. Au cinéma, Judy Garland marque l’histoire du septième art avec sa robe vichy bleu dans Le Magicien d'Oz de Victor Fleming. Côté haute couture, Mainbocher crée le «bleu Wallis» pour la robe en crêpe de soie bleu pâle de Wallis Simpson quand elle épousa le duc de Windsor. Quant au «blue jean», il permit au fameux denim de devenir fashionable à travers le monde.
En bleu majeur
Ainsi triomphe le bleu, ce mal aimé de l’Antiquité. S’il se fait plus consensuel et passe-partout aujourd’hui, il symbolise la fraîcheur et la pureté, invite à l'évasion, à l’infini, au rêve, à la nuit, à la sérénité, à la paix. Il sait mêler le profane au sacré, s’impose entre ciel et terre, domine les organismes des Nations (ONU, UNESCO, UE…) et même les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, LinkedIn).
En 2020, Pantone vient donc asseoir cette prédominance, traduisant le Classic Blue 19-4052 en une expérience multi-sensorielle pour la première fois entre la vue, le son, l’odeur, le goût et la texture. Cette teinte intemporelle évoque la stabilité, la méditation et la réflexion, tend vers le gris, et suggère le ciel au crépuscule. Selon Leatrice Eiseman, directrice exécutive de Pantone Color Institute, en décembre dernier, ce choix de couleur survient à un «moment qui requiert confiance et foi» et souligne «ce besoin de plus de naturel».
Les mood boards (en design d'intérieur, mode, cosmétique et création graphique) offrent ainsi des champs exploratoires multiples, marquant le besoin de revenir aux sources et de puiser dans le réconfort collectif. Un choix finalement en phase avec l’atmosphère, frappée par la coronavirus, où le temps s’est suspendu. Bleu, cette matière à penser.
Michel Pastoureau
Bleu
Histoire d'une couleur
Éditions du Seuil
Paris 2020
215 p.