Après le coup de foudre, la relation entre les deux femmes s’approfondit à mesure qu’elle se fraye un espace dans une société où elle est considérée comme déviante. Thérèse prend ses distances avec son soupirant. Carol affronte Harge qui, au fait de ses infidélités passées avec la marraine de Rindy, manigance pour avoir la garde exclusive de la petite.
Actuellement, une publicité mettant en scène un couple de femmes est diffusée à la télévision française pour le leader européen des sites de rencontres. Normal : depuis quelques années, les lesbiennes sont en vogue dans le cinéma occidental.[1] Mais mon admiration pour Todd Haynes, le réalisateur de Carol, remonte à vingt ans en arrière, lorsque j’ai vu Safe, son deuxième long-métrage. J’y avais découvert Julianne Moore, avec qui Haynes a retravaillé en 2002 pour Far from Heaven, magnifique mélo qui, comme Carol, racontait des histoires d’amour (interraciales ou homosexuelles) contrariées par le carcan social des années 50. A la fois proche dans le temps et éloignée en matière de mœurs, cette période est prisée par les scénaristes américains[2] qui peuvent ainsi aborder des sujets « sociétaux » avec juste ce qu’il faut de décalage pour une mise en perspective.
Adapté du deuxième roman de Patricia Highsmith publié sous pseudonyme en 1952, Carol est un film d’amour qui peut toucher toutes celles et ceux qui sont ou ont été amoureux, quelle que soit leur orientation sexuelle. La construction en un long flash-back confère au récit une distance mélancolique.
Depuis le générique, dont les titrages lilas annoncent le genre mélo, jusqu’au dernier plan, magnifique - un regard de reconnaissance amoureuse, d’accueil émerveillé -, le film vibre délicatement, pendant deux heures, selon une esthétique pointilliste qui capte l’intensité particulière de l’instant présent, le « je ne sais quoi et le presque rien »[3] : les tons pastels un peu ternes ; la partition à la Philip Glass de Carter Burwell ; le jeu en retenue et sensualité ; l’atmosphère d’un hiver pluvieux à Manhattan, à travers les vitres emperlées des taxis ou dans les lieux classes et feutrés fréquentés par la haute société. Cate Blanchett, impériale, rappelle Lauren Bacall (en blonde), et Rooney Mara (prix d’interprétation féminine à Cannes) Audrey Hepburn.
Dommage que les rôles secondaires ne soient considérés que comme des faire-valoir : les hommes manquent de consistance et de charisme, et les autres femmes - les bourgeoises mariées ou les lesbiennes qui repèrent instinctivement leurs pairs - ne sont pas présentées à leur avantage. Le scénario non plus n’est pas exempt de clichés, comme le décalage entre la fille un peu perdue et la femme plus expérimentée, ou encore l’échappée amoureuse proposée par Carol le jour même de Noël et des Christmas carols.
D’Einar à Lili ?
Autre mélo qui surfe sur une vague idéologique actuelle (ici le transgenre) en convoquant une époque passée (la fin des années 20) : The Danish Girl.
Einar Wegener est un peintre paysagiste qui connaît un certain succès à Copenhague. Son épouse Gerda, portraitiste, peine à percer. Le tempérament dominateur de Gerda ravit Einar. Un jour, Gerda lui enjoint d’enfiler des bas, une robe, des chaussures à talon, et de prendre une pose féminine pour remplacer un modèle absent. Pour Einar, c’est une soudaine épiphanie identitaire : il jouit intensément de ce travestissement. Il se met à poser régulièrement en femme pour Gerda, et le résultat séduit une grande galerie parisienne. Par jeu, Gerda propose un soir à Einar de se déguiser en femme pour se rendre à une fête. Le personnage de Lili est né. Et s’impose peu à peu à la psyché d’Einar.
En public, Lili minaude et se fait courtiser. La malheureuse Gerda encaisse, et est bientôt désemparée, se retrouvant mariée à un autre être. Elle résiste aux avances de Hans, un ami d’enfance d’Einar, et soutient ce dernier lorsqu’il décide de subir une vaginoplastie, opération alors inédite, à laquelle il ne survivra pas.
Inspiré d’une histoire vraie, The Danish Girl traite son sujet avec humanité, mais de manière affectée et convenue : Tom Hooper, le réalisateur du Discours d’un roi, vise à nouveau les Oscars. Contrairement au message du carton final, le personnage égocentré d’Einar est plus agaçant qu’héroïque, et le jeu d’Eddie Redmayne n’arrange rien. C’est plutôt Gerda (Alicia Vikander, intéressante) qui est exemplaire par sa fidélité conjugale. Le belge Matthias Schœnhaerts (Hans) est comme toujours formidable.
[1] La Vie d’Adèle d’Abelattif Kechiche (2013), La Belle Saison de Catherine Corsini (2015), Free Love, avec Julianne Moore, le mois prochain...
[2] Cf. la série Mad Men, qui commence à la fin des années 50.
[3] Pour reprendre le titre d’un ouvrage du philosophe Vladimir Jankélévitch.