Deux jeunes jésuites portugais, les Pères Sebastien Rodrigues et Francisco Garupe, obtiennent de leur supérieur l’autorisation de se rendre au Japon pour chercher leur mentor disparu, le Père Ferreira, et y poursuivre son œuvre d’évangélisation. Ils savent que ce ne sera pas une sinécure: dans le Japon féodal du XVIIe siècle, seigneurs et samouraïs sont déterminés à éradiquer le christianisme, apporté un siècle auparavant par saint François Xavier sj et les premiers missionnaires.
Persécutés et torturés, les chrétiens sont forcés de renier leur foi ou d’affronter une mort atroce. Une technique prisée par les autorités pour repérer les sectateurs du Christ est de soumettre les suspects à l’épreuve de l’efumi: ils doivent piétiner une image de leur Sauveur. Selon certaines rumeurs, le Père Ferreira aurait apostasié. Pour ses anciens élèves Rodrigues et Garupe, cela paraît totalement impossible.
Lorsque les deux vaillants jésuites arrivent à Macao, le seul Japonais qu’ils trouvent est Kichijiro, un être répugnant de saleté et de veulerie. Mais il se dit chrétien et accepte de les accompagner pour aborder discrètement les côtes japonaises vers Nagasaki, et accéder aux communautés villageoises qui, depuis des décennies, vivent leur foi dans la clandestinité. Pour ces chrétiens de l’ombre dépourvus de pasteurs et de sacrements (hormis le baptême), l’arrivée des prêtres est une source de joie mais aussi de danger. Si bien que Rodrigues et Garpe ne sont pas en mesure de poursuivre bien longtemps leur ministère pastoral. Ils se séparent bientôt.
L’histoire suit alors le parcours épineux de Rodrigues, dont la foi va être ébranlée: face à toutes les souffrances qu’il endure et auxquelles il assiste impuissant, le silence de Dieu représente pour lui l’épreuve la plus déroutante.
Du roman au film
Lorsque j’ai découvert récemment Silence, le roman de Shusaku Endo paru en 1966, j’ai compris qu’il ait séduit le cinéaste Martin Scorsese. Son style direct en fait un matériau idoine pour une adaptation cinématographique. Ses héros virils, courageux, s’embarquent dans une aventure pleine de dangers, racontée à un rythme vif, sans temps mort, et surtout il répond à la propension du réalisateur, déjà exprimée dans The Last Temptation of Christ (1988), à remettre en question la tradition enseignée par l’Église: «J’ai la certitude que mon Seigneur n’est pas le Dieu qu’on prêche à l’église», dit le Père Rodrigues à la fin du roman.
Martin Scorsese, qui, adolescent, a songé à la prêtrise avant d’être renvoyé du séminaire au bout d’un an pour indiscipline, mûrissait ce projet d’adaptation depuis près de trente ans. Malgré toute mon admiration pour le réalisateur italo-américain, j’ai été déçu par le résultat. Scorsese semble plus à l’aise avec les histoires de psychopathes (Taxi Driver), de boxeurs (Raging Bull), de mafieux (Goodfellas, Casino, Gangs of New York) ou de traders déjantés (The Wolf of Wall Street) que de prêtres.
Au niveau formel, Silence n’a pas grand intérêt: pendant 2h40, Scorsese se contente d’illustrer le roman, sans insuffler aucune tension ni enchantement à ses images. La plupart des modifications dramaturgiques du roman m’ont semblé peu pertinentes. Des moments forts sont gâchés. La première confession de Kichijiro à Rodrigues est dissociée de l’arrivée des fonctionnaires auxquels le pénitent à genoux l’a livré, comme le comprend soudainement le prêtre dans le roman. Le face-à-face entre les Pères Rodrigues et Ferreira n’est plus un moment unique, et de ce fait perd considérablement de sa force. D’autres éléments ont été ajoutés à la fin (notamment une scène avec Kichijiro), alors que les deux ans de traversée épique des océans, au début du roman, ont été évacués.
Casting prestigieux
Le casting pour sa part est prestigieux, mais les acteurs sont souvent en deçà de leurs possibilités. Andrew Garfield (Père Rodrigues) en fait souvent trop et est moins juste que dans Hacksaw Ridge («Tu ne tueras point»), le film de Mel Gibson sorti il y a quelques mois. Pour incarner le traître Kichijiro (vil et laid dans le roman), Scorsese, manifestement fasciné par la figure de Judas, a préféré trouver une belle gueule, star de la jeunesse japonaise: Yosuke Kubozuka. Issey Ogata, qui joue Inoue, le redoutable Inquisiteur, a un jeu (de bouche) un peu appuyé; il était mieux employé par Alexandre Sokourov dans Le Soleil, où il incarnait l’empereur Hirohito. Liam Neeson (Ferreira) semble un peu survoler son personnage fantomatique d’apostat. Il n’y a que Yoshi Oida qui soit parfait dans le rôle (modeste) du sage d’un village chrétien. [Yoshi Oida (83 ans) a travaillé en France avec le grand metteur en scène de théâtre Peter Brook et a écrit L’Acteur invisible, un livre-référence pour les apprentis comédiens.]
Le silence de Dieu
Pour ce qui est du fond, l’histoire inventée par Shusaku Endo soulève de nombreuses questions, qui appellent les commentaires suivants.
Le Père Rodrigues écrit: «Derrière le silence oppressant de la mer, le silence de Dieu... le sentiment qu’alors que les hommes crient d’angoisse, Dieu, les bras croisés, se tait.» Autant je conçois que l’on puisse faire des reproches à Dieu à des moments critiques, d’épreuve, autant je trouve peu crédible que le courageux missionnaire mû par la foi n’ait pas reçu la moindre réponse du Très Haut sur une période si longue (des années en l’occurrence). «Car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et à qui frappe on ouvrira» (Lc 11,10).
Par ailleurs, la dévotion que voue Rodrigues au visage du Christ semble étrange. Le jésuite convient lui-même qu'on ne connaît pas ce visage, mais cela ne l’empêche pas de penser: «C’est un visage qui reflète la vie et la force, je me sens pour lui un amour immense. Je suis toujours fasciné par le visage du Christ comme un homme l’est par celui de sa bien-aimée.» On comprend à la fin de l’histoire, lorsque Rodrigues se retrouve devant l’efumi, que cette inclination a surtout une justification dramaturgique.
Enfin, le Père Rodrigues s’interroge souvent sur le destin de Judas. Comme je l’ai déjà évoqué, cela a dû particulièrement interpeller Scorsese, qui insiste sur les confessions à répétition du traître Kichijiro et qui, plus généralement, paraît plus intéressé par les failles que par la grâce: «Arrivé à cette époque de ma vie, je m’interroge constamment sur la foi et le doute, la faiblesse et la condition humaine», confie le réalisateur.
À la vision de Silence, on a l’impression que la question qui tenaille Scorsese est celle du jugement de Dieu sur les pécheurs. Pourtant la «leçon» principale qu’on pourrait tirer de cette histoire complexe ne serait-elle pas plus relative à l’échec d’une stratégie d’abnégation, qu’au jugement des hommes, de l’Eglise ou de Dieu?
Des âmes brisées
Ce que montre en effet Silence, et qui n’est explicité ni par Endo (qui reste en retrait dans son écriture) ni par Scorsese (qui ajoute une fin pour «sauver» son héros), c’est qu’il n’y a pas d’apostasie anodine. Ferreira et Rodrigues acceptent d’abjurer leur foi pour sauver la vie d’une poignée de chrétiens apostats. Mais leurs tortionnaires le savent bien: les conséquences de cette «formalité» dépassent la survie des quelques suppliciés. L’apostasie entraîne la destruction intérieure des deux hommes: ils ne sont plus ni prêtres ni Portugais... Ce sont des coquilles vides, à la merci des autorités qui leur attribuent les identités et les femmes de Japonais morts. Et surtout ils deviennent des contre-exemples vivants pour les chrétiens clandestins et sont même amenés à collaborer avec les autorités dans leur combat contre l’évangélisation, en contribuant à démasquer des dizaines de malheureux fidèles. Une fois leur âme brisée, ils deviennent des délateurs.
«Les actes symboliques ne sont jamais anodins!» dit très justement le Père Vincent Sénéchal, prêtre des Missions étrangères de Paris [société missionnaire de l’Église catholique présente en Asie depuis 350 ans. In L'1visible, janvier 2017, n° 77, pp.14-15]. «Il y a des actes symboliques bons qui construisent et des actes symboliques mauvais qui détruisent intérieurement. Ceux qui veulent humilier le savent bien. Au Cambodge, les Khmers Rouges qui avaient transformé certaines mosquées en lieu d’élevage de porcs le faisaient pour humilier la minorité musulmane.»
Inculturation
La sortie de Silence pourrait bien apporter de l’eau trouble au moulin du débat actuellement en cours sur l’identité nationale, les racines chrétiennes, etc. Convaincus par les arguments de l’Inquisiteur Inoue et l’apparent échec des missionnaires, d’aucuns pourraient conclure que le christianisme, lié à l’Occident, n’est pas assimilable par certaines cultures.
D’abord le christianisme est né en Judée. Ensuite l’exemple de la Corée du Sud, où les chrétiens représentent aujourd’hui près d’un tiers de la population, prouve qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les cultures extrême-orientales et le christianisme. Celui-ci est la révélation d’une vérité, et une vérité par définition est universelle (katholikos). Les chrétiens sont en exil, de passage en ce monde et, comme le montre Silence, leur nombre dépend notamment du pouvoir politique qui favorise (comme au Japon au XVIe siècle) ou s’oppose à l’évangélisation.J’ai vu Silence le jour de l’Épiphanie [du verbe phaínō, se manifester, être évident]. Deux jours plus tard, la lecture dominicale d’une lettre de saint Paul aux Éphésiens (Ep 3,3-6) rappelait: «...par révélation, il m’a fait connaître le mystère (...) Ce mystère, c’est que toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile.»
À chacun d’être attentif aux étoiles qui manifestent la présence de Dieu dans sa vie.
A lire aussi sur notre site l'analyse d'Antonio Delfau, ancien directeur de la revue culéturelle jésuite du Chili, Mensaje.