Co-directeur artistique, avec Briana Berg, de la troisième édition d’Il est une foi - Les rendez-vous cinéma de l’ECR (Église de Genève), Bertrand Bacqué a fait partie, les deux années précédentes, du comité de sélection en tant qu’enseignant et diacre. C’est aussi un spécialiste du cinéaste français Robert Bresson(1901-1999) et du réalisateur russe Andreï Tarkovski (1932-1986). Sa thèse de doctorat portait en effet sur la représentation de la transcendance chez ces deux maîtres du cinéma. De quoi inspirer le début de l’entretien…
Patrick Bittar: Les rencontres cinématographiques de l’ECR avaient projeté en 2016 La Sapienza, en présence de son réalisateur Eugène Green, un cinéaste dans la lignée de Robert Bresson. Est-ce que, selon vous, on trouve dans les trente dernières années des films de la tenue artistique et de la hauteur spirituelle des œuvres de Bresson et Tarkovski?
Bertrand Bacqué : « Toute une génération de cinéastes a été profondément travaillée par ces questions, parce que l’époque le voulait : des croyants comme Dreyer, Bresson ou Tarkovski, mais aussi d’autres génies - comme Roberto Rosselini, Luis Buñuel ou Ingmar Bergman-qui entretenaient un rapport critique à leur religion. Ou même Pasolini, à qui Il est une foi rend hommage en projetant deux de ses œuvres majeures : L’évangile selon saint Mathieu et Théorème.
» Plus tard, dans les années 80, quand ma cinéphilie s’est développée, il y avait encore Krzysztof Kieslowski, dont l’œuvre, quand il s’agit du Décalogue par exemple, s’est brillamment confrontée au christianisme. Godard a aussi abordé les questions spirituelles, comme en témoigne Je vous salue Marie, qui est au programme cette année. Et Martin Scorsese, dont nous présentons le dernier film Silence, dit lui-même avoir toujours été attiré par les thèmes en rapport avec la religion. Mais ces grands cinéastes appartiennent à la même génération ! Les temps ont changé (j’enfonce là des portes ouvertes) et les questions religieuses sont moins présentes aujourd’hui. Pourtant, comme vous le notez, il y a des héritiers de ce cinéma ‹ spirituel › et je suis d’accord avec vous pour dire qu’Eugène Green en est un grand. Son travail est passionnant : radical, et en même temps très humain. On aimerait l’inviter à chaque édition !
» J’ai personnellement tendance à chercher aujourd’hui le ‹ spirituel › dans d’autres cultures ou même d’autres types de cinéma... Je ne m’intéresse pas du tout aux œuvres prosélytes, qui nous feraient la catéchèse. En général, ce type d’intention ne produit pas des films très intéressants.»
Ce que vous dites rejoint l’histoire de John Ford à qui les producteurs hollywoodiens avaient demandé de filmer la vie d’une sainte. Le cinéaste leur avait répondu en éclatant de rire : « Demandez ça à un incroyant parce que moi, je ne réussirai pas. » Ford abordait ces questions, mais de manière implicite.
« Oui, ça traverse toute son œuvre. Je suis donc plutôt à la recherche d’un cinéma qui peut toucher des gens qui sont loin de l’Église. Cela rejoint mon expérience de diacre. Mon terrain de mission est la culture. Et le diaconat est un ‹ ministère du seuil ›, entre l’Église et le monde. À travers la culture, il y a des possibilités. Moi, le cinéma, c’est mon vecteur principal. »
Cette année, les Rendez-vous cinéma de l’ECR portent sur les « Origines ». Vous présentez quelques péplums, des classiques comme La Tunique[1] et Le Messie[2] ou le tout récent La résurrection du Christ (Risen).[3] Voilà un genre populaire dont le déclin semble avoir accompagné la sécularisation de nos sociétés occidentales. Dans ce sens, peut-on dire que le péplum renvoie à la fois aux origines du christianisme et aux origines du cinéma, où c’était un genre majeur ?
« C’est vrai, la production de péplums a commencé dans les années 1910, avec des productions importantes, comme Quo Vadis, Les derniers jours de Pompei et Cabiria en Italie,[4] et Intolérance et Cléopâtre aux États-Unis.[5] Ça a été ensuite un fonds de commerce énorme pour Hollywood, dans les années 50 en particulier, jusqu’au déclin des grands studios. C’est d’ailleurs Cléopâtre, le film sublime de Mankiewicz, qui a provoqué leur ruine en 1963 et signé la fin de leur âge d’or... et la fin du péplum.
» Cela dit, à côté des péplums, Il est une foi propose des films qui se confrontent à nos origines chrétiennes en en projetant une lecture dans le monde contemporain. Il est intéressant de voir comment les figures des Évangiles - la Sainte Vierge dans Je vous salue Marie de Godard, Marie-Madeleine dans Mary d’Abel Ferrara, ou le Christ dans Jésus de Montréal de Denys Arcand - sont questionnées en étant plongées dans notre temps. Par exemple, Jésus de Montréal est un jeune comédien à qui un curé demande de jouer le Christ, pour dépoussiérer la représentation de la Passion qui a lieu chaque année dans un sanctuaire québécois. Ce comédien qui, à la base, est très loin de l’Église se demande petit à petit si tout cela ne fait pas sens. La question de la Passion est ici centrale, et sa vie va en être bouleversée. Ces films participent d’une interrogation fondamentale : si le message du Christ traverse ma vie, aujourd’hui, qu’est-ce que cela implique ?
» Enfin, il nous a paru aussi intéressant de voir comment d’autres cultures appréhendent aujourd’hui les figures bibliques. Le festival propose Histoire de Judas, sorti en 2015. J’ai senti un grand respect vis-à-vis du Christ- et même une grande sympathie- du réalisateur musulman non pratiquant Rabah Ameur-Zaïmeche. Nous allons donc chercher des gens ‹ à la périphérie ›, pour dialoguer avec eux, ou ne serait-ce que pour comprendre leurs motivations. »
Le thème englobe d’ailleurs aussi les origines des autres religions.
« Oui, on a programmé Siddharta,[6] un film de 1972, inspiré du roman d’Hermann Hesse sur le cheminement spirituel d’un jeune brahmane, qui présente des similitudes avec celui de Siddhãrtha Gautama, le Bouddha historique. Mais aussi Noé,[7] un blockbuster sorti il y a trois ans qui revisite l’histoire du patriarche de la Torah, et Le Message,[8] réalisé par Moustapha Akkad en 1976, qui décrit la vie de Mahomet. »
« Il est une foi » propose-t-il des séances pour les plus jeunes ?
« En fait, l’un de nos buts est aussi d’attirer la jeunesse. À cet effet, le choix du lieu de programmation est très important, et le Grütli est un lieu idoine pour attirer différentes générations. Je sais que certains de mes étudiants en profitent pour venir voir des films qui, malheureusement, ne sont pas programmés très souvent.
» Il y aura donc deux matinées familiales, en week-end, avec un très beau film d’animation, Brendan et le secret de Kells.[9] C’est l’histoire d’un apprenti moine de douze ans qui vit avec son oncle, sévère abbé de l'abbaye de Kells en Irlande. Cette abbaye a longtemps abrité un manuscrit célèbre, réputé pour ses enluminures celtiques et réalisé vers l’an 800, connu sous le nom de Livre de Kells. Brendan rêve de devenir enlumineur. Il va être inspiré par une fée, et son aventure initiatique rappelle que c’est de la rencontre entre les cultures chrétienne et celte qu’est né cet art magnifique des enluminures irlandaises... Quant aux adolescents, ils pourront visionner, lors de matinées scolaires, La résurrection du Christ (Risen) de Kevin Reynolds. »
« Il est une foi » n’est donc pas un festival à proprement parler. Il n’y a pas de concours, pas de course à la nouveauté. C’est plutôt un rendez-vous cinématographique. D’où l’importance des rencontres, des débats qui accompagnent les films, j’imagine ? Choisir d’ailleurs parraine la soirée du 6 mai autour du film Silence, de Martin Scorsese.[10]
« Cette soirée-débat s’annonce passionnante et représente un temps fort du festival. Car Scorsese se pose des questions sur le christianisme depuis une quarantaine d’années. Les problématiques de foi, de rédemption traversent toute son œuvre. Sont invités Takao Onishi, un scolastique jésuite japonais qui étudie au Centre Sèvres de Paris, et Pierre-François Souyri, directeur de l’Unité de japonais de l’Université de Genève.
» D’autres débats sont prévus. Le théologien et prêtre orthodoxe Jean-Yves Leloup[11] interviendra suite à la projection du film Mary, d’Abel Ferrara, dans lequel il apparaît d’ailleurs. Georges Stassinakis, spécialiste de Nikos Katzanzakis, sera présent pour discuter de La Dernière Tentation du Christ. Et nous avons invité Jean-Bernard Menoud, le directeur de la photo de Je Vous salue Marie de Godard, avec qui il a collaboré sur de nombreux films dans les années 80.
» L’année dernière, nous avons fait salle comble pour Des Hommes et des Dieux, le film de Xavier Beauvois inspiré de l'assassinat des moines de Tibhirine en Algérie, en 1996. Pourtant, c’est un film qui a été archivu. Mais nous avions organisé un débat après le film sur la question des chrétiens d’Orient. J’imagine que pour Silence, le film de Scorsese, nous aurons le même succès ! »
Pour en savoir plus sur Silence, retrouvez le commentaire de Patrick Bittar dans l'émission Vertigo de la RTS du 7 février 2017.
[1] D’Henry Koster, avec Richard Burton (1953)
[2] De Roberto Rosselini (1975).
[3] Risen de Kevin Reynolds. Cf. Patrick Bittar, « Des films chrétiens », in choisir n° 678, juin 2016, pp. 35-36. Disponible sur www.choisir.ch.
[4] Où les trois films cités sortent en 1912, 1913 et 1914.
[5] Le premier (de D.W. Griffith) sort en 1916, le second en 1917.
[6] Film américain de Conrad Rooks, 1972.
[7] De Darren Aronofsky (2014), avec Russel Crowe.
[8] Avec Anthony Quinn et Irène Papas.
[9] 2009.
[10] Voir les pp. 64-65 de ce numéro, ainsi que différents articles publiés sur ce film sur www.choisir.ch.
[11] Auteur notamment de L’Evangile de Marie - Myriam de Magdala (1997, Albin Michel).