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lundi, 11 février 2019 14:50

I’m a poor lonesome cow-boy

The Mule Film Review 960x540Capture d'écran de la bande annonce. © Warner BrosLa petite entreprise horticole d’Earl Stone (Clint Eastwood) fait faillite, victime de la concurrence sur Internet. Le vieil homme est brouillé avec son ex-femme (Diane Wiest [1]) et leur fille (Alison Eastwood, la fille de son père), qui lui reprochent de les avoir totalement négligées au profit de son travail. À 88 ans, Earl se retrouve donc seul, à la rue… lorsqu’une connaissance de sa petite-fille lui propose un job très bien payé: livrer une marchandise dans un autre État… sans poser de questions ni se faire remarquer.

N.B: le titre de l'article se rapporte à la fameuse ritournelle chantée par la silhouette de Lucky Luke sur son cheval dans le couchant, à la dernière case de chacune de ses aventures.

Earl remplit parfaitement sa mission, et il accepte bientôt une deuxième course, une troisième, etc. jusqu’à devenir le plus important transporteur de drogue (mule) d’un cartel mexicain. Son chef (Andy Garcia) est très satisfait de ce papi insoupçonnable pour la police et considéré un peu comme une mascotte par ses nervis, qui le surnomment Tata. Mais le gang de chicanos est sous la surveillance d’une équipe de la DEA [2] menée par l’agent Colin Bates (Bradley Cooper). Un jeune membre du gang est donc assigné au flicage d’Earl lors de ses courses, mais Tata la mule ne respecte aucune consigne de prudence et mène sa route à son rythme, en empruntant des chemins de traverse.

Dès les premiers plans, sur des hémérocalles [3], de ce film testament, où Clint Eastwood figure à nouveau des deux côtés de la caméra, se pose la question de la métaphore: la passion de cet horticulteur pour ses plantes renvoie-t-elle à celle du cinéaste pour son art? Lors d’un bref échange avec l’agent Bates, en qui il se reconnaît instinctivement, lui qui n’a pas eu de fils, Earl conseille de donner la priorité à sa famille, contrairement à ce qu’il a fait lui-même. N’est-ce pas Eastwood qui s’exprime à travers son personnage, lui qui a été marié et divorcé deux fois, et qui est père de huit enfants nés de six femmes différentes? Avec La Mule, le réalisateur semble nous dire que l’amour de la beauté -celle des fleurs comme celle des paysages ou des visages filmés- est secondaire par rapport à l’amour du prochain, en particulier du prochain dont on a la responsabilité. Le film pourrait ainsi avoir pour sous-titre The Late Blossomer [4], en référence à un dialogue qu’Earl a à la fin du film avec sa fille, à qui il avoue avoir raté l’essentiel dans sa vie, et qui lui répond, magnanime: «You’re a late blossomer.»the mule© Warner Bros

Mais La Mule n’est pas un lourd film à message. Comme l’annonce le titre, l’arc narratif principal relève du film d’action. Clint Eastwood est un de ces rares réalisateurs dont les films touchent un public large. Il faut d’ailleurs toute la tranquille fluidité et l’élégant classicisme de son style pour nous entraîner dans cette histoire invraisemblable, inspirée de faits réels rapportés par un article du New York Times (comme l’indique un carton de fin). Earl Stone est une sorte de vieux cow-boy qui n’a peur de rien et de personne. Ce vétéran de la guerre de Corée réagit avec un flegme bonhomme aux menaces des narco-trafiquants à la mine patibulaire et aux muscles tatoués. Ce qui lui plaît, c’est de poursuivre ses virées dans son vieux pick-up à travers le pays, comme il l’a fait toute sa vie pour présenter ses fleurs dans tous les salons. Il aime rouler la fenêtre ouverte en écoutant des ballades jazzy ou des tubes country. Peu lui chaut que son coffre soit rempli de sacs de drogue. Sa démarche est d’abord pragmatique -cette opportunité lui permet de régler ses problèmes financiers les plus urgents- et se révèle généreuse -il finance les études de sa petite-fille et la réfection, après un incendie, des locaux de l’amicale des vétérans.

Le regard d’Earl/Eastwood sur la société américaine actuelle est amusant et politiquement incorrect. À part l’agent Colin Bates, tous les jeunes hommes (son gendre, le mari de sa petites-fille) ont quelque chose de «pas fini». Peu virils et constamment penchés sur leur téléphone, ils sont déconnectés de la réalité: ils ne savent plus changer un pneu et ont besoin de connexion pour googleliser un tutorial.

Mais Earl Stone est lui-même déconnecté d’une certaine réalité, la réalité morale de son pays. Quand l’agent Bates remarque que l’absence de filtres dont Earl témoigne dans ses échanges est liée à son âge, celui-ci rétorque: «Ah bon, je ne savais pas que j’avais des filtres, avant.» Et effectivement, non seulement, transporter de la drogue ne semble à aucun moment lui poser un quelconque problème moral, mais lorsque sur sa route il donne un coup de main à des gens en panne -des motardes genre Hells Angels ou un couple de Noirs- il appellent les unes «gouines» et les autres «nègres». D’autre part Earl Stone lui-même n’est pas fini. Son personnage a une certaine classe, mais il est aussi pathétique: il y a quelque chose de dérisoire dans cette veille carcasse voûtée qui danse en flirtant et qui se tape deux prostituées dans sa chambre de motel, comme pour faire la nique aux deux gangsters qui le surveillent.

Son destin ne s’achève qu’à la fin du film, lorsqu’il se rend au chevet de son ex-femme, moribonde, et se réconcilie avec sa famille. Ces scènes sont touchantes, et derrière sa légèreté, La Mule dégage une fragrance mélancolique. Un des derniers plans du film, sur Earl, binant le jardin de la prison où il finit ses jours, est très beau: ses bras décharnés, où affleurent tendons et ligaments, semblent un reflet des lys fragiles et éphémères dont ils prennent soin.

[1] Qui a joué dans plusieurs Woody Allen, notamment Hannah et ses sœurs (1987). C’est aussi la représentante en cosmétiques qui découvre Edward aux mains d’argent (1990), reclus dans son château, dans le film de Tim Burton.

[2] Drug Enforcement Administration.

[3] Ou lys d’un jour.

[4] To blossom: fleurir, s’épanouir.

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