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mardi, 15 décembre 2020 20:46

Quand Hollywood écrit l’histoire

Ronald Reagan, dans Hellcats of the Navy, de Nathan Juran (1957)Formidable machine de guerre culturelle, le cinéma américain du XXe siècle a forgé, sur les écrans et dans les esprits, l’image d’une nation de héros luttant pour les libertés, que ce soit sur son sol ou à l’étranger. Les westerns, dès 1903, et les films d’après la Seconde Guerre mondiale sont les prototypes de cette industrie hollywoodienne, étroitement liée au Département de la défense.

Chroniqueur cinéma pour choisir depuis 2012, Patrick Bittar, réalisateur de films, est aussi directeur de l’Association suisse des Amis de Sœur Emmanuelle (ASASE).

En juin 2020, quelques jours avant les célébrations en Russie marquant les 75 ans de la victoire soviétique sur les nazis, The National Interest, une revue conservatrice aux États-Unis, publiait une longue tribune de Vladimir Poutine critiquant le «révisionnisme» anti-russe des Occidentaux sur la Seconde Guerre mondiale. Et de rappeler leur dette vis-à-vis de son pays concernant l’issue de la guerre. Il est vrai qu’aujourd’hui, dans nos pays, c’est généralement l’Oncle Sam qui est considéré comme le sauveur principal, alors qu’en 1945, 80% des Français attribuaient la victoire contre les nazis à l’URSS.

Comment expliquer ce changement dans l’opinion publique occidentale? C’est qu’il y a eu très vite le Plan Marshall, la guerre froide et… Hollywood. L’accord Blum-Byrnes en 1946,[1] concernant le retour du cinéma américain sur les écrans français, a d’ailleurs précédé le Plan Marshall, dont il a constitué une sorte de modèle réduit.

Pour comprendre pourquoi les films américains traitant de la Seconde Guerre mondiale ont longtemps été des films de propagande, il faut rappeler que le cinéma est l’art le plus cher et que les films de guerre en particulier sont des productions colossales. Obtenir la collaboration du Pentagone pour emprunter des hélicoptères, des avions, des tanks, des navires, etc. a été et peut toujours être une condition de faisabilité d’un projet. Or, quand le média le plus puissant du monde et l’armée la plus puissante du monde s’entendent, ce qu’on appelle aujourd’hui le soft power s’avère très efficace.

Sous l’œil du Pentagone

La collaboration entre le Département de la défense et Hollywood commence vers la fin des années 20 (l’armée considérant les films comme de formidables publicités pour le recrutement) et culmine pendant la guerre, à une époque où 85 millions d’Américains se rendent au cinéma chaque semaine.

En 1943, plus de 26 000 personnes liées à l’industrie cinématographique servent sous les drapeaux. Sur les fronts, les vedettes se mobilisent pour remonter le moral des troupes. Techniciens, ouvriers, artistes, tous les secteurs de la production sont mis à contribution. D’illustres réalisateurs s’engagent aussi: John Ford couvre le front du Pacifique, William Wyler et John Sturges la guerre aérienne en Europe, et Georges Stevens le débarquement (et la libération des camps). Leurs newsreels ont intérêt à correspondre aux «canons» du Pentagone! Ainsi Let there be light (1946), le documentaire de John Huston qui se concentre sur le retour des blessés de guerre et l’accueil des soldats atteints de troubles post-traumatiques, restera interdit au public américain pendant trente ans.

Entre 1945 et 1950, 15% des films qui sortent sur les écrans français traitent de la dernière guerre et la moitié sont américains. Dans les années 50, en pleine guerre froide, l’armée américaine juge les scénarios en termes de propagande: la coloration politique détermine ses choix de collaboration. C’est l’époque du maccarthysme. De nombreux artistes hollywoodiens, sur la liste noire, ne peuvent plus travailler. Nathan Juran, par exemple, apparaît sous un autre nom au générique de son film Hellcats of the Navy (1957), dont l’histoire se passe dans un sous-marin. La marine n’a pas apprécié que dans ce film (le seul où Ronald et Nancy Reagan jouent ensemble), Juran aborde des sujets susceptibles de semer le doute dans l’esprit du public.

Le réalisme gage de réalité

Au cours des années 60, Hollywood continue de célébrer les faits d’armes et l’héroïsme de l’armée américaine lors du second conflit mondial. Le jour le plus long (1962), film-phare de cette époque, représente un sommet dans l’histoire de la collaboration entre Hollywood et le Pentagone. Le film retrace les évènements du débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944. Le producteur-réalisateur Darryl Zanuck choisit le noir et blanc pour accentuer le réalisme et insérer des images d’archive, afin que son film «soit une véritable reconstitution de ce qui s’est réellement passé». De nombreux acteurs y jouent un rôle correspondant à leur affectation militaire dix-sept ans auparavant: Richard Todd (parachutistes), Henry Fonda (US Navy), Richard Burton (Royal Air Force), Rod Steiger (marines)…

À partir des années 70, alors que de nombreux films critiques vont viser la guerre du Vietnam, la Seconde Guerre mondiale -«guerre juste» par excellence- reste encore souvent abordée selon un prisme mythifiant l’héroïsme des troupes américaines qui remportent la victoire finale. C’est le cas de Saving Private Ryan (1998) de Steven Spielberg, qui revient sur la bataille de Normandie. Dans la séquence d’introduction, un vétéran visite en France un cimetière américain avec sa famille. Arrivé devant une tombe, il s’écroule à genoux et commence à se remémorer avec émotion des souvenirs de guerre.

Ici aussi les efforts de réalisme au plan technique fonctionnent comme des labels d’authenticité historique: pour nous plonger dans la confusion du débarquement d’Omaha Beach, Spielberg utilise des caméras portées; il fait tirer sur des carcasses de bétail pour rendre le son des balles rentrant dans les chairs; et il impose aux acteurs de porter des équipements d’époque afin que leurs mouvements soient plus fidèles à la réalité. Pourtant l’absence de toute présence alliée révèle une fois de plus l’ethnocentrisme d’une nation qui s’approprie la résolution d’un conflit mondial: rappelons que plus de la moitié des soldats qui débarquèrent en Normandie étaient britanniques ou canadiens. Couronné par cinq Oscars, le film n’en a pas moins été un succès mondial rapportant un demi-milliard de dollars.

La légende de l'Ouest

Cette construction de l’imaginaire américain par le cinéma d’après-guerre s’appuie sur une expérience déjà confirmée en la matière : celle du western. Aucun autre genre du cinéma n’est aussi intimement lié à l’histoire d’une nation. À la légende faudrait-il dire, voire au folklore… Car loin de s’inspirer de travaux historiques sur un passé encore récent (le premier western, The Great Train Robbery, est tourné en 1903, six ans avant la mort de Geronimo, seize ans avant celle de Buffalo Bill), les westerns s’inspirent au départ du théâtre, des chansons, du Blackface Minstrelsy[2] et de la littérature populaire: les westerns stories, les captivity narratives (récits de captivité), les tall tales (récits exagérés), les dime novels (romans à deux sous), les pulp magazines (magazines de fictions bon marché)… Ceci explique en particulier que plus de 4000 films américains ont dépeint les Amérindiens comme des sauvages assoiffés de sang.

Or, des années 20 aux années 40, plus d’un film américain sur quatre est un western! Jusqu’au milieu des années 50, cette formidable machine de guerre culturelle qu’est le cinéma américain présente donc une image stéréotypée des Amérindiens (devenus citoyens américains en 1924) et véhicule un discours globalement négatif à leur endroit. Les Indiens sont les éternels vaincus; ils se présentent en tribus et sont rarement individualisés; ils font partie du décor classique du genre, au même titre que Monument Valley, les virevoltants et les chevaux.

En 1939, le western permet à l’Amérique, encore neutre, de se replier sur elle-même et de célébrer encore sa légende et la conquête. Cette année-là, dans Stagecoach de John Ford, une diligence traverse l’Arizona avec, à son bord, des hommes et des femmes menacés par la tribu de Geronimo, des Apaches sanguinaires qui attaquent en poussant de drôles de cris.

En 1941, dans They died with their boots on de Raoul Walsh, Errol Flynn campe un général Custer flamboyant. On est loin de la réalité concernant cette figure des guerres indiennes. Trois ans plus tard, Buffalo Bill de William Wellman glorifie le tueur de bisons également engagé dans ces guerres. Les Indiens y sont cependant exceptionnellement dépeints comme des adversaires fiers et courageux, victimes de la marche du temps, et dont les terres excitent la convoitise des politiciens et des pionniers.

Fissures dans le manichéisme

Après la guerre, à laquelle de nombreux Amérindiens ont participé, leur représentation va devenir plus complexe et plus positive. De «sanguinaire», le sauvage devient «noble», mais n’en continue pas moins d’occuper une place subalterne dans les scénarios des années cinquante. En 1950, dans Broken Arrow, Delmer Daves dit vouloir «montrer l’Indien comme un homme d’honneur et de principes, comme un être humain et non comme une brute sanguinaire» et attribue la pratique du scalp -«preuve habituelle de la sauvagerie indienne»- aux Blancs. Quatre ans plus tard, Bronco Apache décrit le calvaire et la fin de la nation apache. Son réalisateur Robert Aldrich n’avait pas tort lorsqu’il déclara que son œuvre «avait quinze ans d’avance sur son temps et prenait une position très ferme par rapport aux atrocités subies par les Indiens». Bronco Apache, de Robert Aldrich (1954)

En 1961, meurt Garry Cooper. Avec lui et son personnage mythique de shérif parfait, sûr de lui et de sa mission, disparaît la croyance de l’Amérique en son usage légitime de la violence. L’Ouest en tant que mythe commence à être remis en cause, y compris dans les westerns de John Ford: «Dans l’Ouest, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende», dit le journaliste de The Man who shot Liberty Valance (1962). Dans Willy Boy (1969), Abraham Polonsky s’inspire de l’histoire vraie de la traque d’un indien Païute, qui se heurte désespérément aux préjugés et aux réflexes racistes. «Dites-leur que nous n’avons plus de souvenirs», dit à la fin le shérif (Robert Redford) qui assiste à l’incinération de Willy.

La véritable rupture n’intervient qu’en 1970, avec Soldier Blue de Ralph Nelson et Little Big Man d’Arthur Penn, qui décrivent respectivement les massacres de Sand Creek et de la Washita River. Ces deux films abordent la réalité du génocide. Désormais, le mode de vie et la culture des native Americans ne sont plus complètement escamotés ou inventés, et leur image est valorisée (y compris par le cadrage). Mais le genre est moribond: entre 1970 et 1990, il s’est tourné moins de westerns qu’au cours de la seule année 1950. Avec l’évolution des mentalités et de la démographie américaines depuis les années 60 (aujourd’hui un habitant sur deux est né à l’étranger ou de parents étrangers), les mythes fondateurs de la nation (comme la nouvelle frontière, etc.) ne mobilisent plus autant les imaginaires collectifs.

[1] Une des contreparties de cet accord franco-américain est la fin du régime des quotas imposé aux films américains en 1936. Les films français obtiennent néanmoins l’exclusivité des salles quatre semaines sur treize. (n.d.l.r.)
[2] Spectacles où les acteurs se noircissaient le visage.

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