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mardi, 21 avril 2015 10:14

Du réalisme à l'abstraction

Des pingouins et des géraniums
Musée des beaux-arts,
Berne, jusqu’au
11 janvier 2015

Alexander Calder. Gallery III
Fondation Beyeler,
Riehen (Bâle), jusqu’au
6 septembre 2015

Antony Gormley. Expansion Field
Centre Paul Klee,
Berne, jusqu’au
11 janvier 2015

Alberto Giacometti y était né en 1901, Germaine Richier avait décidé d’y vivre. La Suisse doit peut-être à ces artistes illustres sa sensibilité à la sculpture. Alors que les expositions qui sont consacrées à cet art demeurent rares, l’actualité de cet automne célèbre l’artiste contemporain Antony Gormley, l’injustement méconnu August Gaul, et fait redécouvrir les débuts annonciateurs du plus célèbre, Alexander Calder.

Animaux
A en juger par son esthétique synthétique, on peine à croire qu’August Gaul est né en 1869. Si par sa formation et sa culture il appartient au XIXe siècle, il saura s’en éloigner, comme le très novateur Matisse, son exact contemporain. A l’image de toute une génération, August Gaul prendra ses distances par rapport au réalisme, avec moins de radicalisme que Matisse dont il n’aura d’ailleurs jamais la postérité. La raison ? Le choix de la sculpture comme mode exclusif d’expression, et de surcroît animalière, vocation moins porteuse de notoriété. Mieux connu de son vivant, son art est intéressant pour refléter les ruptures fondamentales à la charnière des deux siècles.
Fils d’un tailleur de pierre, August Gaul suit des cours de dessin à l’Académie de Hanau, tout en travaillant de 1886 à 1888 chez un orfèvre. Il se situe à bien des égards dans la lignée du sculpteur animalier Antoine-Louis Barye, qui l’influencera jusque dans les années 1900. Comme lui, Gaul observe la réalité au zoo et au Musée des sciences naturelles de Berlin.
Maître-élève de Reinhold Begas à l’Académie des beaux-arts de Prusse, il obtient grâce à ce dernier la commande de deux lions pour le monument dédié à l’empereur Guillaume 1er, érigé devant le château de Berlin. Dès lors, les commandes affluent de la part de collectionneurs privés, mais aussi d’institutions. Le succès retentissant des Chèvres, présenté en 1900 à l’Ex - position universelle de Paris, conforte sa réputation à l’échelle internationale. En 1899, Hugo von Tschudi, lui-même collectionneur, notamment des impressionnistes, acquiert Lionne debout pour la Galerie nationale de Berlin qu’il dirige. Conservateur éclairé, Tschudi s’était démarqué en portant ses choix sur l’avant-garde. Il sera le premier à faire entrer Cézanne dans un musée. L’acquisition d’une sculpture de Gaul pour l’institution allemande témoigne du potentiel de modernité qu’il avait décelé chez le sculpteur.
L’adhésion en 1898 d’August Gaul à la subversive Sécession berlinoise, dont il est l’un des fondateurs, l’aide de toute évidence à se libérer du réel. Trop attaché à lui pour le renier complètement, il se livre cependant à une véritable ascèse, pour ne retenir de la réalité que ses lignes essentielles. A force de simplification, il élimine le particularisme et les détails. Affleure dans les créations de sa maturité une préoccupation nouvelle pour la lumière qui s’écoule sur des volumes amples et lisses. Il meurt en 1921, en laissant derrière lui une œuvre de plain-pied avec la modernité.

Cosmos
La Fondation Beyeler ne cessera jamais de surprendre par son inépuisable capacité de révéler des trésors. A la faveur d’un partenariat avec la Calder Foundation, elle expose les premières peintures et sculptures abstraites d’Alexander Calder (1898-1976), créations rarissimes, infiniment moins connues que les mobiles et stabiles qu’elles annonçaient pourtant.
Les premières tentatives artistiques ont toujours le charme émouvant des commencements. Les tâtonnements, mais aussi le pressentiment de l’œuvre à venir, sont ici les composantes fascinantes de la genèse de son art. Ces tableaux et surtout ces délicates constructions de fil de fer, pour la plupart du début des années 30, sont les tout premiers essais d’Alexandre Calder dans les nouveaux territoires, pour lui, de l’abstraction.
Nul doute que sa rencontre avec Mondrian, à l’automne 1930, ait été déterminante. Plus que les tableaux du peintre néerlandais, c’est le mur blanc, punaisé de rectangles de couleurs jaune, rouge, bleu, noir, qui toucha le jeune artiste alors âgé de 32 ans.
Même s’il reconnaissait que sa « première incitation à travailler dans l’abstrait » lui était venue lors de la visite de l’atelier de Mondrian, il en regrettait l’absence de mouvement. « Je me rappelle avoir dit à Mondrian que ce serait bien si l’on pouvait les faire osciller dans des directions et à des amplitudes différentes (il n’a pas approuvé). » En dépit de son importance, l’épisode n’eut guère d’incidence sur son esthétique. Dans les structures linéaires de fil de fer de cette période, dominent des formes courbes infiniment plus dynamiques que les compositions orthogonales de Mondrian.
Lorsque Calder exposait ses créations à la galerie Percier à Paris, sous le titre Volumes. Vecteurs. Densités, il retrouvait le vocabulaire scientifique de ses années d’ingénieur. Il redéfinissait déjà la sculpture en renonçant au volume et au relief, au profit de la transparence et du vide. Sphères, cylindres suspendus ou tenus en équilibre par de fines tiges métalliques démentaient l’abstraction à laquelle on le rattachait déjà, pour nous introduire dans un espace cosmique dans lequel le peintre Hélion voyait des « étoiles gravitant dans l’espace ». Le cosmos, plus que Mondrian, était sa réelle source d’inspiration. « Ce que j’aurais aimé réussir, c’est la suspension d’une sphère sans aucun support. » Le désir d’affranchir ses compositions du sol ne devait plus le quitter. Le mo bile était né.

Humanité
Né en 1950, Antony Gormley est sans doute le sculpteur le plus inventif de sa génération. L’épithète s’applique aujourd’hui plus volontiers à des artistes qui pratiquent « l’installation » ou toute autre forme d’expression en lien avec les nouvelles technologies. Rien de semblable avec Antony Gormley. Il est sculpteur comme on pouvait encore l’être au début du XXe siècle. Il recourt au modelage, à la fonte, ainsi qu’à une thématique de toute éternité. Pourtant ses dispositifs monumentaux, hors du commun, réinventent le classicisme en des termes profondément nouveaux. L’homme est l’acteur quasi exclusif de toute son œuvre. Son modèle ? Son propre corps ou celui des autres, qui se prêtent à des mises en scène diverses où l’espace joue un rôle déterminant.
Uniques, ses scénographies le sont d’abord par l’échelle, comme pour L’ange du Nord (1998), sans doute sa sculpture la plus connue, qui, à Gateschead, déploie ses ailes de 54 mètres d’envergure. Ou Quantum Cloud (2000), commandée pour le Millenium Dome de Londres, qui s’élevait à quelque 30 mètres de haut. Mais la plus spectaculaire est sans conteste Field (1993-2001).
Présentée dans quatre continents, elle se compose de 35 000 figurines de terre cuite de 8 à 25 cm, agglutinées touche-touche sur le sol, faces tournées dans la direction du visiteur. Leur nombre barre systématiquement l’accès des salles où elles sont exposées, condamnant le spectateur à ne voir d’elles que la masse, et surtout leurs 35 000 regards restitués par de simples trous forés au trépan.
Expansion Field, au Centre Paul Klee à Berne, première exposition personnelle de l’artiste en Suisse, se situe dans la continuation de Field. Cette fois les figures sont constituées de modules géométriques dérivés de trente différentes positions du corps de l’artiste, agrandies six fois. Antony Gormley les a voulues en acier d’un noir profond, comme « l’obscurité de notre corps doté des mêmes qualités infinies que le ciel nocturne ». Ces silhouettes positionnées à égale distance sont donc les « expansions » de son propre corps, dans un espace dont l’étendu pourrait suggérer l’infini.
On retrouve dans Expansion Field sa préoccupation du collectif partageant un espace commun. L’orthogonalité de leur ligne peut faire songer à des robots, ses formes n’en demeurent pas moins des évocations désincarnées d’hommes isolés les uns des autres, mais tournés dans la même direction pour former un groupe. Elles sont la métaphore de nous-mêmes, des architectures qui nous environnent et que nous avons conçues à notre image. Elles sont le miroir de ce qui nous lie et de ce qui nous sépare, de l’humain dans son rapport à l’autre et à la multitude. Elles sont l’œuvre d’un humaniste.

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