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mardi, 12 mars 2019 08:16

Fly to the moon

Vers une opinion définitive en matière d’accessoires masculins. Explorons ensemble les étoiles Tate, London 2018, © 2018 ProLitteris, ZurichGeneviève Nevejan (journaliste et historienne d’art) est aussi enseignante à l’École du Louvre. Retrouvez ses articles sur www.choisir.ch, rubrique Expositions.

Célébrer le premier pas sur la lune est peu banal pour un musée. Le Kunsthaus de Zurich s’empare du 50e anniversaire de l’événement pour explorer jusqu’en juillet le regard posé sur cet astre qui, du romantisme à l’époque contemporaine, alimente les fantasmes les plus fous.

Dotée d’une formation scientifique, Catherine Hug, commissaire de Fly to the moon, ne s’en est pas tenue au seul point de vue artistique. Elle aborde en effet la préhistoire de l’astronautique, notamment au travers de la personnalité méconnue de Konstantin Tsiolkovsky (1857-1935). Pionnier autodidacte, ce dernier se passionna pour l’étude de l’espace, avec cette intuition géniale que les premiers voyages auraient lieu vers 1950 et 1960. Il multiplia les croquis de fusées et de vaisseaux entourés de cosmonautes en apesanteur, comme l’illustre l’Album voyages cosmiques de 1933 qui figure l’intérieur d’une fusée et ses composantes en apesanteur. Le Russe ira même jusqu’à inventer une centrifugeuse afin de simuler les différents niveaux de gravité qu’il testa sur des poulets!

Moonlight

La fameuse photographie Earthrise fait office de transition entre art et sciences. Première image d’un lever de terre prise en orbite par William Anders, astronaute de la Nasa né en 1933, Earthrise a la beauté d’une œuvre d’art au moment même où la réalité rejoint la fiction.

La luminosité de la lune sur notre astre a toujours fasciné nombre d’artistes. Au XIXe siècle, le Norvégien Knud Andreassen Baade en fait un de ses thèmes de prédilection quand il se consacre à la peinture des côtes rocheuses et des fjords norvégiens éclairés par la lune. Représentatif du romantisme à Dresde, il accroît dans Nuit de tempête sur la côte ouest de la Norvège (1856) les contrastes d’ombres et de lumière afin d’ajouter à la dimension dramatique de l’orage.

Avant Knud Andreassen Baade, le poète Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) avait été le promoteur de ces visions préromantiques. Selon lui, personne ne pouvait, avant de l’avoir vécu, soupçonner la beauté de Rome sous la lune. L’écrivain s’abîme ainsi dans des promenades nocturnes, admire Venise ou le Colisée de Rome et l’absorption des détails par les ombres profondes.

Ces escapades au clair de lune ne se limitent pas aux seules cités vénitienne et romaine, ainsi qu’en témoignent les visites organisées du Vésuve dans la lumière dramatisée de la pleine lune, auxquelles participèrent le romancier britannique Charles Dickens (1812-1870) ou l’écrivain américain Mark Twain (1835-1910). Les paysages baignés de lumière lunaire deviennent un exercice virtuose, voire un poncif pour les védutistes vénitiens qui déclineront à l’envi le lyrisme de la place Saint-Marc. Friedrich Nerly (1807-1878) en donne une illustration avec La Piazzetta de Venise au clair de lune (1870). Véritable décor de scène, la place Saint-Marc continue inlassablement d’inspirer.

Dans la suite des vedutistes italiens, le photographe japonais Hiroyuki Masuyama (né en 1968) entreprend d’explorer les lieux de prédilection des peintres, les rephotographiant parfois des centaines de fois. Réinterprétant la Piazzetta de Nerly, il donne un équivalent photographique de cette peinture avec tellement de subtilité qu’on remarque à peine la présence de touristes contemporains armés de caméras et bardés de sacs à dos.

Les clairs de lune contemporains

Au XXe siècle, le luminisme à l’heure du soir ne perd donc rien de son attractivité, comme pour Marianne von Werefkin et ses Patineurs (1911) ou René Magritte qui, en 1935, associe architecture et clair de lune. Le surréaliste belge pare du croissant de lune nombre de ses paysages, avec l’intention peut-être d’en accentuer ainsi le caractère onirique.

Les peintres abstraits n’y renoncent pas non plus, pour preuve Robert Delaunay, qui lui consacre de 1922 à 1931 la série Formes circulaires - Soleil et lune. Il ne retient plus de la nature tangible que sa lumière, l’éclat des jaunes, les courbes et contre-courbes de formes circulaires dynamiques. Il la métamorphose en une épure abstraite. Cosmonaute N°1 © Vladimir Dubossarsky and Estate of Alexander Vinogradov

Vient alors, avec la conquête de l’espace, la fin du romantisme. Au lendemain de l’exploit de Louis Armstrong, c’est moins le paysage que cette conquête qui suscite l’attention et même les réflexions des contemporains. Pionnier du Pop Art, Richard Hamilton (1922-2011) porte un intérêt non à l’événement lui-même mais à sa mass-médiatisation. D’où l’effigie, dans Vers une opinion définitive en matière d’accessoires masculins - Explorons ensemble les étoiles (1962), du président John F. Kennedy revêtu d’un casque d’astronaute. L’artiste place le visage dans la ligne de mire d’un appareil photo et met en évidence la récupération de la con-quête spatiale à des fins médiatiques, voire politiques, en jouant dans le titre sur l’ambiguïté du mot star (étoile).

Entre humour et désenchantement

Moins de rêve aussi chez la Genevoise contemporaine Sylvie Fleury, qui accueille le visiteur avec une fusée en peluche. Œuvre néo-Pop ou post-Pop, Premier vaisseau spatial sur Vénus (1997) détourne un symbole converti ici en une fusée phallique à la portée féministe. On passe du voyage mythique dans l’espace à une vision terre-à-terre chargée d’humour. Conforme à son art, Sylvie Fleury fait de l’objet un rêve kitsch et nihiliste.

L’euphorie née de la conquête de l’espace laisse place, en effet, à une réflexion désenchantée. Explorant l’héritage du colonialisme, l’artiste franco-algérien Kader Attia associe, dans des timbres virtuels (Independence Disillusionment, 2014), la Guinée Bissau ou la République rwandaise à la conquête de l’espace dont les pays africains ont été exclus. Aux rêves occidentaux, Kader Attia répond par le réel de la conquête impérialiste.

L’artiste d’origine nigériane Yinka Shoni-bare se livre à d’identiques et improbables rapprochements. Aujourd’hui membre de l’empire britannique, il suit à la lettre le conseil reçu, alors qu’il était étudiant, d’exprimer davantage ses racines dans son travail. Il africanise dès lors les grands moments de l’histoire occidentale, auxquels ne fait pas exception la conquête de l’espace. Dans Space Walk (2002), il revêt un spationaute en apesanteur d’imprimés Wax, ces tissus caractéristiques de l’Afrique que, depuis les années 90, il emploie dans des dispositifs conceptuels et formels. Yinka Shonibare pose ainsi la question de la place de l’Afrique dans l’histoire et la culture occidentale.

Il n’est pas jusqu’aux Russes eux-mêmes qui ne repensent leur passé spatial, tels Vladimir Dubossarsky et Alexander Vinogradov. Nés respectivement en 1964 et en 1963, le duo a travaillé à quatre mains jusqu’en 2014. Leur art est celui de la confrontation des stéréotypes de l’histoire russe et du capitalisme contemporain, de l’utopie et du désenchantement, de l’élite et de la culture de masse. Ces artistes travaillent à des œuvres où s’entrechoquent des contraires. Dans Cosmonaute N°1 (2006), ils confrontent les ambitions russes en matière de conquête de l’espace à la figure kitsch de Barbie, et ils reprennent à leur compte l’esthétique socialiste qu’ils hybrident à l’esthétique pop, afin de mieux dénoncer les utopies de l’histoire et la nouvelle idéologie du capitalisme russe.

Odyssée vers la lune

Bien d’autres artistes participent à cette odyssée à laquelle nous convie le Kunsthaus de Zurich: Füssli, Munch, les cinéastes George Méliès et Fritz Lang, le peintre Max Ernst, le cosmonaute Alexeï Leonov, Darren Almond, lauréat du prix Turner, mais aussi Niki de Saint-Phalle, Lucio Fontana, Robert Rauschenberg, Andy Warhol et tant d’autres. La liste est longue et atteste que la conquête de l’espace continue d’exalter l’imaginaire. La réalité du premier pas sur la lune n’a rien perdu de son mystère. 

 

Fly to the Moon,
50e anniversaire du premier pas sur la lune, du 5 avril au 30 juin, Kunsthaus, Zurich

Fly to the moon, catalogue de l’exposition, Cologne, Snoeck 2019.

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