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dimanche, 14 février 2021 13:00

Collection Daros, une histoire artistique et humaine

Mendieta AnaLes collectionneurs sont des gens formidables, ils achètent passionnément et prêtent généreusement le fruit de leurs amours. À tant aimer l’art, les musées leur offrent leurs cimaises, comme le fait le Kunstmuseum de Berne qui accueille une part de l’immense Daros Latinamerica Collection constituée par le Suisse Stephan Schmidheiny. Musée à lui-seul, la collection de l’homme d’affaires déroule le panorama de l’art latino-américain depuis les années cinquante, avec sa diversité certes, mais aussi son identité constituée de pays souvent soumis à des régimes politiques totalitaires. À voir au Kunstmuseum de Berne jusqu’au 21 mars.

Un Nouveau Monde

Le Parc JulioDans les années 70, les artistes latino-américains étaient célébrés dans toute l’Europe. On songe à ceux qui se sont fédérés autour de l’art cinétique. Leur modernité? Dynamiser la peinture abstraite en lui insufflant le mouvement. Celui-ci est simulé par illusion d’optique chez le peintre vénézuélien Carlos Cruz-Diez (1923-2019) par juxtaposition de lignes minuscules provoquant un effet de moirage. Le mouvement est en revanche bien réel dans les installations de l’Argentin Julio Le Parc (1928) qui va plus loin en abandonnant la peinture au profit de nouveaux modes d’expression en phase avec son temps. Lumière et mouvement sont les maîtres mots de ses Continuels-mobiles, sculptures environnementales pour lesquelles l’artiste s’appuyait de manière inédite sur le savoir des ingénieurs.

Des modes d’expression renouvelés

Cruz-Diez CarlosCe n’est pas la moindre des utopies d’avoir cru, tel Hélio Oiticica (1937-1980), à la démocratisation de l’art auprès des plus déshérités. Le Brésilien invitait le spectateur à pénétrer ses installations conçues comme des labyrinthes. Dans le sillage de son grand-père déporté pour avoir appelé à la grève insurrectionnelle, il avait aussi imaginé des peintures «habitables» portées par des danseurs de samba dans les favelas. L’art dans le contexte oppressant imposé par la junte devenait un objet subversif, accessible à tous. L’art cinétique inventait un art démocratique.

Sous le vocable de «Nouveaux vocabulaires», l’exposition souligne la volonté de rupture par le renouvellement des modes d’expression. D’origine tchécoslovaque et établi en Argentine, Guyla Kosice (1924-2016) associe avec Röyi mouvement et interactivité. Dotée d’articulations, la sculpture abstraite était modifiable au gré des manipulations. En pionnier, il devançait dès 1944 le Brésilien Oiticica en créant la première œuvre qui sollicitait l’intervention du spectateur. Il avait toujours cherché à élargir le champ des possibles notamment avec sa Ville hydrospatiale, maquette d’une cité qu’il imaginait mettre en mouvement à 1500 mètres d’altitude grâce à l’énergie de l’eau. Prémonitoire, son utopie urbaine anticipait les projets conceptuels de villes nomades (Walking City) de l’architecte Ron Herron près de vingt plus tard, dans le contexte inspirant de la conquête spatiale.

Le corps et la voix des femmes

L’exposition donne largement la parole aux femmes, avec entre autres la Cubaine trop tôt disparue Ana Mendieta (1948-1985), épouse de Carl André, défenestrée dans des circonstances suspectes. Ses films et photographies sont pour la plupart des autoportraits où la performeuse prend le contrepied des stéréotypes féminins. Dépouillée des accessoires de la mode et de la féminité, elle se met en scène, souvent nue, dans une relation qu’elle veut fusionnelle avec la nature. Aux antipodes des clichés, elle accepte la défiguration dans Untitled (Glass on Body Imprints) de 1972.

Constantino NicolaNée en 1964, Nicola Constantino prend la relève de cette première génération féministe. Sa série Peleteria humana (Peau humaine) comprend de multiples symboles de la société de consommation, ballon de football, sac Hermès et autres objets de luxe qu’elle recouvre d’une matière à l’imitation de l’épiderme et de mamelons féminins. Ici comme ailleurs, elle dénonce le corps érotisé, métaphore chosifiée de l’objet de consommation. La collection Daros donne à entendre un discours militant via la Costaricaine Priscilla Monge (1968) dont le propos radicalise la brutalité des rapports hommes femmes dans un société profondément machiste. Elle l’illustre avec Ballerine, bronze à l’effigie d’une danseuse classique dont les pirouettes sont violemment actionnées par une perceuse sur laquelle elle est fixée.

Une dimension sociale

Les revendications d’Ana Mendieta qui avait fui le régime castriste trouvent un écho avec les droits de l’homme bafoués par le régime chilien. À la dictature sociale, Paz Errázuriz (1944) oppose les portraits photographiques de marginaux, notamment de transsexuels dans le bordel de Talca (La pomme d’Adam, 1987). Tout en s’attaquant à un tabou social, elle saisit de son regard humaniste l’amour dans les hôpitaux psychiatriques de Putaendo ou dans les rues de Santiago, le sommeil troublé des déshérités (Les endormis, 1979). Est-ce de vivre dans un régime totalitaire qui fait naître le besoin irrépressible de dénoncer les injustices? Errázuriz PazLes Latino-américains ressentent, quoi qu’il en soit, la même nécessité de rendre visibles les invisibles. Une identique veine militante irrigue les images du colombien Miguel Angel Rojas (1946). Sa série Faenza (1973) documente les rencontres homosexuelles et surtout clandestines, parce que criminalisées, dans le théâtre abandonné du même nom. Mais ce sont également toutes les inégalités dont son œuvre entière se fait l’écho, en particulier au travers de l’émouvant David, photographie d’un paysan unijambiste pour avoir combattu pendant la guerre des cartels de la drogue en Colombie. La jeune victime au visage angélique emprunte sa pose au David de Michel-Ange, symbole héroïque de la ville de Florence face à ses adversaires.

Au-delà des revendications sociales, la Collection Daros dresse le portrait d’un collectionneur. Il ne s’agit pas que d’empathie et de faire cause commune. Stephan Schmidheiny a choisi des artistes non pas simplement par goût personnel, mais afin de relater l’histoire du continent latino-américain au travers du prisme de ceux qui l’ont vécue.

Priscilla MongeTools for utopia
Œuvres choisies
Daros latinoamerica Collection
jusqu’au 21 mars
Kunstmuseum, Bern
www.kunstmuseumbern.ch

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