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mardi, 11 décembre 2018 17:07

Quand l'Islam s'éveillera

Écrit par

arkounQuand l’Islam s’éveillera-t-il? Cela risque d’être long, si l’on suit Mohammed Arkoun. Il le sait d’expérience. Né dans un village kabyle d’Algérie marqué par l’influence d’un islam particulier, celui des Marabouts, il connaît depuis l’enfance la complexité culturelle du monde arabo-musulman. Il a ensuite entamé de longues études qui l’ont amené à occuper la chaire de professeur d’histoire de la pensée islamique à Paris et à enseigner aux États-Unis. Mohammed Arkoun s’est particulièrement intéressé au Moyen Âge musulman, époque de controverses entre les nombreuses écoles théologiques des grands courants shiite et sunnite.

Mohammed Arkoun
Quand l’Islam s’éveillera
Paris, Albin Michel 2018, 254 p.

Cette période, vivante et créatrice, s’achève au XIe siècle à la suite de la canonisation du «Coran incréé», qui paralyse l’étude raisonnée du texte. S’y ajoutent la condamnation de la philosophie par Al-Ghazali au nom de la morale et le rejet d’Ibn-Rush (Averroes), grand commentateur d’Aristote, qui n’aura plus de postérité dans l’Islam. Le tout sous l’influence des régimes fondamentalistes des Almoravides et des Almohades en Espagne. À cette même époque, à Paris, Thomas d’Aquin reprend les commentaires d’Aristote.

Puis les exégètes chrétiens de la Renaissance, les théologiens de l’âge classique et les philosophes des Lumières soumettent les textes sacrés du christianisme à des interrogations souvent sévères, alors que l’Islam se referme sur des sources verrouillées. Les Croisades, qui répondent à l’expansion arabe, les guerres des États européens contre l’Empire ottoman, l’extension coloniale au Maghreb et en Afrique rejettent davantage encore les populations musulmanes dans une attitude négative envers la culture occidentale, ressentie comme profane et impie à cause de son orientation rationaliste et technique. Le succès éclatant des armées européennes, la réussite économique du continent troublent profondément, nous dit l’auteur, des croyants musulmans convaincus de leur supériorité religieuse. Cela les entraîne à rêver d’un retour aux glorieuses années du Prophète et de ses successeurs. Ce fondamentalisme nie toute valeur à l’Histoire et n’y décèle aucun progrès; bien au contraire, il n’y voit que de la décadence. Seule compte l’obéissance à la sharia, le reste n’est qu’impiété, hérésie et blasphème.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les mouvements de décolonisation dans la région s’appuient sur l’Islam pour fortifier leur indépendance. Ils ne font que poursuivre une attitude politique constante depuis les Omeyyades (661-750), estime M. Arkoun, l’instrumentalisation de la religion pour justifier leur autocratie. Après la guerre, les partis modernes (kémalisme, baassisme, nassérisme) continuent dans la même ligne: gouvernement autoritaire, islamisme teinté de nationalisme et de socialisme. Ils négligent l’histoire, la sociologie, la psychologie, l’anthropologie et se méfient de la philosophie et de la théologie critiques. La responsabilité de la gestion déficiente du pays est rejetée sur le passé colonial ou l’influence d’un Occident athée, amoral et cupide.

Pendant ce temps, de leur côté, les intellectuels juifs et chrétiens progressent dans l’étude de leurs sources et s’ouvrent à des relectures contemporaines des récits anciens. Ils apprennent à tirer de leurs mythes des éléments pour une anthropologie moderne. Ils s'adaptent à la séparation Église-État et à l’exercice démocratique, tout en sauvegardant la puissante capacité d’enthousiasme de l’idée de salut, ainsi qu’une perspective eschatologique qui manque cruellement à la civilisation occidentale contemporaine. Arkoun voit des exemples dans les travaux d’un Jean Lambert ou d’un Rémy Brague.

Oui, la culture islamique a des siècles de retard à rattraper. Mais la civilisation occidentale, affaiblie par la sécularisation, l’individualisme, une conception égocentrique des droits de l’Homme, n’incite pas un monde musulman déclassé culturellement à sortir d’une conception sclérosée de ses origines. Au fond, si je comprends bien l’auteur, un approfondissement spirituel et une libération des structures sociales seraient les conditions d’un éveil de l’islam mais aussi d’un réveil de l’Occident.

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