vendredi, 24 mars 2017 09:59

L'inculturation. Derrière le "Silence" de Scorsese

« Silence » © SAJE distributionLe film Silence, de Martin Scorsese, soulève d'intéressantes questions de foi. Venez en débattre le samedi 6 mai à 19h, aux cinémas Les Grütli, à Genève. Une soirée parrainée par choisir, dans le cadre de Il est une foi - Rendez-vous cinéma de l’ECR.

Au XVIIe siècle, deux jeunes jésuites portugais se rendent au Japon pour démentir les rumeurs d’apostasie entourant la disparition de leur mentor et y poursuivre son œuvre d’évangélisation. Ils sont accueillis avec ferveur par les communautés villageoises de Nagasaki qui, depuis des décennies, vivent leur foi dans la clandestinité. Car les autorités sont déterminées à éradiquer le christianisme apporté un siècle plus tôt par saint François Xavier sj et les premiers missionnaires.

Une technique prisée par les autorités féodales pour repérer les sectateurs du Christ est de soumettre les suspects à l’épreuve de l’efumi: ils doivent piétiner une image de leur Sauveur. Silence, le film de Scorsese, suit plus particulièrement le parcours épineux d’un des missionnaires, dont la foi va être ébranlée: face à toutes les souffrances qu’il endure et auxquelles il assiste impuissant, le silence de Dieu représente pour lui l’épreuve la plus déroutante.

Un message universel

Silence est tiré du roman éponyme de Shusaku Endo, paru en 1966. Si cette adaptation par le réalisateur Martin Scorsese manque d’inspiration,[1] elle a le mérite de soumettre en creux, à la réflexion du grand public, des questions passionnantes concernant le silence de Dieu, la perception de sa Volonté, la puissance du contre-témoignage des apostats (s’opposant à celle du témoignage des martyrs), la grâce de la force dans la faiblesse, ou encore la réception du message évangélique par certaines cultures. Nous nous contenterons ici d’aborder ce dernier point.

Selon un personnage de Silence - l’Inquisiteur Inoue - le Japon ne peut être une terre fertile pour le christianisme. L’échec des missionnaires dans le film et l’insignifiance de la communauté chrétienne actuelle (2% de la population) semblent lui donner raison.

Pour autant, aucun croyant n’en conclura que certaines cultures sont incompatibles en soi avec l’accueil de la Bonne Nouvelle, révélation d’une Vérité, par définition universelle. Pour ma part, j’ai vu Silence le jour de l’Épiphanie. Deux jours plus tard, la lecture dominicale d’une lettre de saint Paul rappelait « que toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile » (Ep 3,3-6).

L’histoire de Silence expose toutefois une difficulté réelle à laquelle se heurtent les missionnaires depuis des siècles, et que résumait ainsi, en ce qui concerne l’Orient, le Père Pedro Arrupe sj, fort de ses vingt-sept années de vie au Japon : « Le christianisme est considéré par les Orientaux comme la religion de l’Occident, une religion qui ne peut être la leur ! »[2] Celui qui fut supérieur général des jésuites entre 1965 et 1981 poursuivait néanmoins : « Demain au contraire, lorsque les nouvelles générations ne connaîtront plus le colonialisme, lorsque pour elles l’Occident ne sera plus le point cardinal d’où vinrent les colonialistes, alors l’Évangile ne prendra plus la figure d’un corps étranger qu’il faut éliminer de sa propre culture. Nulle autre civilisation ne peut mieux recevoir l’Évangile que la civilisation orientale. Les Orientaux portent la plus grande estime aux valeurs évangéliques (...) Il est dans leurs traditions de respecter la pauvreté, la simplicité, l’authenticité, la sagesse, la contemplation. »

Bâtir sur les racines

Rappelons qu’au sein des ordres missionnaires, les jésuites ont été particulièrement soucieux de prendre en compte la spécificité des cultures locales, au lieu de leur imposer le modèle ecclésial des communautés européennes. Ce sont eux qui ont inauguré, au XVIe siècle, des pratiques dénommées au XXe siècle inculturation. Plus qu’un effort d’adaptation, l’inculturation entretient un rapport interactif entre l’unité de la foi et la diversité des cultures. Le message évangélique se trouve enrichi, en même temps que les cultures auxquelles il est proposé se l’approprient véritablement.

Déjà une soixantaine d’années avant la période où se situe l’action de Silence, le Père Valignano (1539-1606), supérieur et visiteur de tous les jésuites d’Extrême-Orient, qui avait fait de longs séjours au Japon, en avait conclu que l’étude approfondie de la langue et de la civilisation, l’adoption du mode de vie japonais et l’observance stricte des règles de courtoisie étaient des prérequis à la proposition du message chrétien.

Cette spécificité de la démarche jésuite valut d’ailleurs à la Compagnie bien des critiques au sein de l’Église, notamment de la part des autres ordres missionnaires présents en Chine, qui reprochaient à Matteo Ricci et à ses successeurs de faire trop de concessions aux mœurs et aux cérémonies chinoises. La « querelle des rites » dura deux siècles.

Dans un livre de mémoires, le Père Arrupe écrit : « Quels chemins devais-je prendre pour atteindre l’âme japonaise ? Les chemins du zen »[3]... Et il va plus loin, affirmant que « si nous voulons que le message évangélique atteigne l’homme moderne », l’inculturation est nécessaire dans tous les pays, y compris ceux de la vieille chrétienté. Son appel ne préfigurerait-il pas celui du pape François nous enjoignant à « aller aux périphéries » ?

[1] On peut consulter la critique plus détaillée du film de Patrick Bittar sur www.choisir.ch, rubrique cinéma.(n.d.l.r.)
[2] Cité par Alain Woodrow, in Les Jésuites. Histoire de pouvoirs, Paris, Jean-Claude Lattès 1984, 312 p.
[3] Ibid.

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