Pour éviter toute récupération de ses dires et une stigmatisation des « musulmans », - qui pourraient déboucher sur des appels au durcissement de notre politique d’accueil des réfugiés -, la rédaction désire rappeler ici certains points indispensables pour appréhender nos relations avec l’islam.
L’islam n’est pas la seule religion dont les textes fondateurs comprennent des passages violents. Certains passages de la Bible montre un Dieu qui n’hésite pas à se montrer brutal. Quelques soient les croyances, l’exégèse historico-critique appliquée aux textes sacrés est une nécessité, pour éviter les dérives aberrantes ou dangereuses émanant d’une lecture littérale.
Concernant les mouvements terroristes musulmans, et Daech en particulier, ils s’attaquent d’abord aux musulmans eux-mêmes, dont la plupart ne se reconnaissent pas dans la lecture fondamentaliste de l’islam affichée par les extrémistes. Une responsabilité particulière incombe aujourd’hui aux théologiens et aux imams musulmans, chez nous et ailleurs dans le monde, qui doivent proposer à leurs communautés des outils de discernement. Nous attendons d’eux des prises de position plus affirmées à l’encontre des islamistes porteurs de mort, pour rappeler, comme l’a fait le pape François, qu’« utiliser le nom de Dieu pour justifier la voie de la violence et de la haine est un blasphème »[2], et remercions ceux d’entre eux qui l’ont déjà fait, tel le Conseil supérieur des oulémas du Maroc ou le grand mufti de Bosnie.
Lucienne Bittar
On trouve tout ce que l’on veut dans la tradition en islam, et chacun prend ce qui l’arrange, selon les circonstances, selon le Père Samir Khalil Samir. Ainsi chaque groupe de djihadistes dispose de son propre mufti, qui édicte ses fatwas, des décrets religieux fondés sur les Ecritures. Tout ce que font les extrémistes trouve sa justification dans une sourate du Coran ou dans le khabar ou les hadith, qui recueillent les traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet et de ses compagnons. Il s’agit seulement de choisir un passage pour justifier tel ou tel acte.
Pour justifier l’extermination du kâfir, le mécréant ou l’infidèle, les textes fondateurs de l’islam ne manquent pas en effet. La violence est présente dans de nombreuses sourates du Coran. Par exemple : « Voici quelle sera la récompense de ceux qui combattent Dieu et son apôtre... vous les mettrez à mort ou vous leur ferez subir le supplice de la croix ; vous leur couperez les mains et les pieds alternés ; ils seront chassés de leur pays » (sourate 5,33-37). Elle l’est aussi dans la vie de Mahomet. Après la bataille du fossé ou bataille des coalisés (624) - un des épisodes de la guerre entre Mahomet, exilé à Médine, et les habitants de La Mecque qui l’avaient contraint à la fuite deux ans plus tôt - Mahomet voulut punir la tribu juive des Banû Qurayza, accusée de traîtrise. Il donna l’ordre de l’exterminer. Entre 600 et 800 hommes furent décapités, et les femmes et les enfants réduits en esclavage. « On peut le lire dans le récit de la vie du prophète », relève le Père Samir Khalil Samir. Le Kitâb al-Maghâzî (Livre des razzias) d’Abû l-Qasim ‘Abd al-Rahman, écrit vers l’an 750, énonce une soixantaine d’attaques guerrières et de razzias des hommes de Mahomet.
Faire histoire
« L’islam doit reconnaître sa connivence avec une telle violence. » Pour l’islamologue égyptien, ces passages ne sont pas un dévoiement de l’islam, mais un aspect de l’islam qui a existé. « Si je cite ces passages, c’est parce qu’ils ont été écrits et qu’on peut s’y référer. Ce faisant, je ne suis pas islamophobe, et j’ai des amis imams qui viennent me trouver d’Iran, d’Irak, du Liban... Je défends les musulmans, mais il s’agit d’être honnête, de défendre la vérité avant tout, si on veut construire la paix. »
Chrétiens, musulmans sunnites modérés, chiites, yézidis... toutes les minorités religieuses sont frappées par la violence terroriste en Syrie, en Irak, en Egypte, au Nigeria, au Kenya, au Pakistan. « Une telle flambée est le signe d’une crise profonde de l’islam qui la mine depuis des décennies. L’islam n’a pas encore affronté le discernement du monde moderne et préfère se réfugier dans l’islam du passé », souligne le Père Samir Khalil Samir. Le spécialiste jésuite estime que la porte de l’ijtihâd (l’effort d’interprétation) n’a jamais été fermée, contrairement à ce que beaucoup prétendent.
« On doit faire une exégèse, contextualiser le Coran. » Cette démarche existait déjà à la fin du XIXe siècle, avec le grand mufti d’Al-Azhar, Mohamed Abduh (mort en 1905), fondateur avec Jamal al-Din al-Afghani du modernisme islamique. « Ses commentaires du Coran font huit volumes ! Il a demandé que l’on contextualise chaque phrase du Coran. Le président égyptien Abd Al-Fattah Al-Sisi, dans un discours prononcé à Al-Azhar en décembre dernier, a appelé à lutter contre l’idéologie extrémiste. “Nous devons changer radicalement notre religion”, a-t-il lancé, en réclamant un discours religieux qui soit en accord avec son temps. »
Le Père Samir émet cependant des réserves : « Si le besoin d’interpréter les textes dans le contexte du XXIe siècle se fait urgemment sentir dans l’islam, et même si Al-Azhar dépend du gouvernement et que ses imams sont payés par l’Etat, les musulmans sont encore loin cependant de pouvoir épurer leurs livres. » Des centaines de professeurs et d’assistants dépendant de la confrérie des Frères musulmans travaillent encore en effet au sein de l’Université d’Al-Azhar. Le religieux jésuite rappelle l’époque de la renaissance arabe, la Nahda, qui depuis le XIXe siècle jusque dans les années 1930-1950 a permis de nombreuses tentatives de réformes. « Mais la confrérie des Frères musulmans, fondée en Egypte en 1928 par Hassan el-Banna, a tout bloqué. Il s’agit pour ce mouvement de réislamiser l’islam, de réintroduire la charia, de revenir au passé. »
Passéisme
Venu de la Péninsule arabique, soudain enrichie par le pétrole, le mouvement politico-religieux wahhabite, fondé au XVIIIe siècle en Arabie saoudite par Mohammed ben Abdelwahhab, s’est également répandu un peu partout.[3] Cette vision puritaine et rigoriste de l’islam, qui ne correspond pas aux traditions de l’islam africain ou asiatique, contamine ces continents grâce à ses moyens financiers.
Dans la même veine, les salafistes veulent revenir à l’islam de la première génération, c’est-à-dire à l’islam du VIIe siècle. « Ils veulent restaurer les us et coutumes de l’époque, dans les moindres détails, jusque dans la coupe de la barbe et la forme des vêtements. Est-ce qu’une femme peut mettre du rouge à lèvre ? s’allonger les cils ? Que peut-on manger ? Tout est classifié halal ou haram, permis ou interdit... Le malheur est que ces écrits s’appliquaient à une civilisation qui vivait dans le désert et au VIIe siècle ! Des milliers de fatwas de ce type sont ainsi publiées chaque année en Egypte. Et les milliers de penseurs musulmans libéraux, qui aimeraient faire évoluer leur religion, ne font pas le poids face à la masse des musulmans dans le monde. »
Centre suisse islam et société
L’établissement du Centre suisse islam et société (CSIS), à l’Université de Fribourg, est une nécessité, pour le Père Samir Khalil Samir. « Il faut repenser l’islam dans la société d’ici. Cela demandera quelques décennies, mais on ne peut pas échouer. L’Autriche a proposé récemment que tout imam fasse ses prêches en allemand, et pas en arabe ou en turc. Le responsable religieux musulman devra avoir suivi des cours, connaître la société dans laquelle il vit ainsi que ses principes, tel l’égalité hommes-femmes. S’il n’accepte pas l’ordre démocratique en vigueur dans cette société, il devra partir ! Il est essentiel pour les musulmans, s’ils veulent vivre dans la société occidentale, qu’ils en respectent son ordre juridique. »
[1] D’origine égyptienne, le Père Samir a enseigné de longues années à l’Université Saint-Joseph, à Beyrouth, et est professeur à l’Institut pontifical oriental de Rome. Ses recherches tournent autour du rapport entre culture, religion et société au Moyen-Orient.
[2] Prière de l’Angélus, dimanche 15 novembre 2015.
[3] Voir l’article d’Olivier Hanne, L’Occident et l’Arabie saoudite, aux pp. 24-28 de ce numéro.