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jeudi, 30 juin 2016 15:42

Compostelle en trompe-oeil

«Chacun son chemin.» La formule coupe immédiatement court à tout discours critique sur le pèlerinage de Compostelle. Il faut néanmoins le reconnaître: la marche vers Saint-Jacques n’a plus grand-chose de chrétien. Yvan Mudry relate ici ses réflexions à l’emporte-pièce, celles d’un «pèlerin» qui a cheminé avec ravissement, d’avril à juin 2015, du Puy-en-Velay à la cité de l’apôtre.

Le départ, dans la cité médiévale du Puy, en Auvergne, fait illusion : des dizaines de marcheurs se pressent à la bénédiction du matin, dans la cathédrale Notre-Dame. Par la suite, de nombreuses expériences émouvantes entretiennent peut-être le doute : d’autres cérémonies, la découverte de saints locaux, comme Foy, Germaine ou Sernin, la visite d’innombrables cathédrales, cloîtres, églises, chapelles, ermitages d’une beauté saisissante. Mais pour qui ne s’en tient pas qu’aux apparences, le chemin se présente très vite sous son vrai jour.
Un voisin de table trahit le secret, lors d’un repas convivial, dans un gîte d’Aubrac : pour lui, et tant d’autres qui refaçonnent par leur attitude l’identité du parcours, celui-ci constitue avant tout un défi sportif. De fait, quoi qu’on dise, les performances du corps - et pas celles de l’âme - sont désormais au cœur de l’aventure. Rien là de surprenant, puisqu’il s’agit de parcourir des distances incroyables, plus de 1500 kilomètres pour ceux qui partent d’Auvergne. Ce n’est pas un hasard si la majorité des échanges entre « pèlerins » portent sur l’état de fatigue, les difficultés rencontrées, la longueur des étapes - jusqu’à quarante kilomètres pour certains ! - et s’il n’y a plus de honte à soigner ses pieds ou à faire toutes sortes d’étirements en public, l’effort physique justifiant tout sur un itinéraire de marche.
Si le corps prend tant de place, c’est aussi parce que nos sociétés le valorisent au plus haut point. Mais c’est encore, il faut le dire, parce que le christianisme s’est largement absenté du chemin. Combien de portes d’églises sont fermées ! Il faut payer pour entrer dans les somptueuses cathédrales de Pamplune, de Burgos ou de Léon, transformées en musée. A l’étape, le croyant est abandonné à lui-même ; les rares liturgies, où la conviction n’est pas au rendez-vous, ne rassemblent gère. Qui a dû réveiller tout un dortoir pour s’être rendu, seul, à une veillée de prière mesure à quel point la pratique religieuse est une composante secondaire dans la vie du « pèlerin » de Saint-Jacques.
Dans son livre Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi, Jean-Christophe Rufin écrit ainsi à juste titre : « Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien », et ajoute : « Il n’appartient en propre à aucun culte et, à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. »

Une aura spirituelle
Toute forme de religiosité n’est pas absente du chemin. Impossible de l’ignorer, celui-ci est baigné d’une aura spirituelle qui contribue incontestablement à sa popularité. Avant la mise en route, l’imagination en attend je-ne-sais-quoi, une transformation, une libération, une révélation, comme si la marche allait réenchanter la vie. Des réponses seront peut-être apportées aux questions personnelles. L’épreuve régénérera peut-être cet homme avant son entrée dans la retraite, cette nouvelle phase de vie. C’est comme si on allait revivre l’aventure initiatique du pèlerin de Compostelle, relatée il y a longtemps déjà par Paulo Coelho. On fera un « voyage vers l’Inconnu », qui est un « chemin de la sagesse », pour reprendre les expressions du célèbre écrivain brésilien. On ira à la découverte de soi, on réalisera ses rêves, on renaîtra en menant le « Bon Combat ». Tout cela bardé de certitudes : il n’y a pas deux parcours semblables et « le plus important est de jouir pleinement de la vie ».
Aussi, des propos qui auraient difficilement leur place dans un dialogue ordinaire ont droit de cité dans les échanges. L’un affirme qu’il vit enfin pleinement le moment présent, qu’il communie avec la nature. Un autre évoque des coïncidences troublantes, miraculeuses même. Une autre encore prétend qu’il est le jouet du chemin, celui-ci le mettant à rude épreuve ou lui ménageant des joies inimaginables.
Le rapport à la souffrance physique surprend : cette dernière semble, cette fois, pourvue d’étranges vertus. Elle tient du signe d’élection : les douleurs ne sont pas taboues, il n’est pas indécent de montrer ses plaies. Et il y a cette manière particulière de toucher, par exemple, la fameuse Cruz de Ferro, aux portes de la Galice, comme si une énergie s’en dégageait. Et tous ces objets reliques déposés le long du parcours, une légion de souliers notamment, qu’il serait sacrilège de jeter dans une poubelle. Tous ces dessins, graffiti, inscriptions, messages - « Va vers toi-même » - de toutes parts ! Sans compter les symboles jacquaires indiquant la direction à suivre, flèches, coquilles et pèlerins stylisés. Tout cela crée incontestablement une atmosphère particulière, aux couleurs de quasi-religion.
Si le chemin de Compostelle est unique, c’est pour une bonne part en raison de ces propos, de ces attitudes, de tous ces signes. Mais quel lien avec la foi de ceux qui l’empruntaient dans le passé, bien avant qu’il soit déclaré Itinéraire culturel européen, avant les livres et les films qu’il a inspirés, comme Saint-Jacques... La Mecque ou The Way, avant qu’il devienne « un des produits offerts à la consommation dans le grand bazar postmoderne », comme le dit l’académicien Jean-Christophe Rufin ?
Un lien pour le moins ténu... Alors pourquoi, si l’on est chrétien, faire le camino, malgré sa métamorphose et les désagréments liés à l’explosion du nombre de peregrinos en Espagne ?

Une marche qui « vide »
Oui, pourquoi se mettre en route ? Pour faire de belles rencontres ? N’y comptez pas trop, la fatigue est trop grande et chacun garde son énergie pour les innombrables kilomètres qui restent à parcourir. Aussi, sur le chemin, bien souvent se croise-t-on, se reconnaît-on, se salue-t-on avec plaisir, mais sans pour autant se risquer dans une relation destinée à s’approfondir. Combien de marcheurs sont plutôt contents de se séparer de ceux qu’ils ont retrouvés régulièrement, mais auxquels ils n’ont finalement plus rien à dire !
Alors, pourquoi ? Tout simplement, pour faire une très longue marche. Une marche à travers de hauts plateaux, presque déserts, et des vallées verdoyantes, permettant de découvrir mille villages émouvants et des dizaines de belles cités. Une marche sur une distance inégalée, facilitée par une signalisation rarement prise en défaut et des hébergements aux prix défiant toute concurrence (cinq euros la nuit parfois en Espagne). Une marche, surtout, qui a de quoi vider la tête - elle empêche même de se souvenir des lieux traversés - et défaire des nœuds intérieurs, voire dilater l’horizon devant soi, lorsqu’elle ne se réduit pas à une simple performance physique.
C’est pourquoi, au retour, la fatigue aidant, le « pèlerin » qui n’est pas immédiatement happé par son quotidien peut éprouver un sentiment de vertige. Et c’est pourquoi aussi, l’après-chemin n’est pas toujours copie conforme de l’avant (il l’est souvent, certains osent le reconnaître ).
Certaines marches ont bel et bien des vertus singulières. La marche vers Compostelle peut être de celles-là, comme toutes celles qui font sortir du rang, adopter un rythme sortant de l’ordinaire, s’ouvrir à autre chose qu’à soi. Lorsque c’est le cas, elle dévoile peurs et attachements inconscients. Par le dépouillement et la frugalité qu’elle impose, par la redécouverte du corps et des plaisirs élémentaires qu’elle favorise, par la simplification de l’image de soi - on n’est plus qu’un caminante -, elle désencombre l’esprit et le cœur.
Voilà, quand les pieds et la fatigue jouent les premiers rôles, plus possible de faire toujours bonne figure, ni d’être grand à ses propres yeux. Le randonneur au long cours devient comme diaphane. Mais n’est-ce pas dans cet état de blancheur que peut le mieux se faire entendre ... une authentique prière ? Une supplique ou un merci montant de la chambre du cœur, ou une suite ininterrompue de « Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi ! » selon la leçon d’un vrai pèlerin russe.
Y. M.

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