mardi, 01 décembre 2015 09:40

Une Eglise pour un monde blessé

Le 17 mars 2013, au cours du premier Angélus suivant son élection, Jorge Mario Bergoglio citait le livre du cardinal Kasper, La miséricorde, notion fondamentale de l’Evangile, clé de la vie chrétienne, et déclarait : « Ce livre m’a fait du bien, beaucoup de bien. » Peu nombreux étaient à l’époque ceux qui pouvaient deviner l’importance que ce thème allait avoir pour son pontificat. François a d’ailleurs con­servé sa devise épiscopale Miserando atque eligendo. Il l’a expliquée dans son entretien avec Antonio Spadaro sj pour les revues jésuites[1] (qui publient de concert le présent éditorial). Le pape François disait alors : « Le gérondif latin miserando me semble intraduisible tant en italien qu’en espagnol. Il me plaît de le traduire avec un autre gérondif qui n’existe pas : misericordiando (en faisant miséricorde). »

Lors de ce même entretien, il déclarait : « La chose dont l’Eglise a le plus besoin aujourd’hui, c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Eglise comme un hôpital de campagne après une bataille. » Il n’est donc pas surprenant de voir le rôle que joue la miséricorde dans le magistère ordinaire du pape François.

L’Année jubilaire de la miséricorde commence le 8 décembre, date choisie « pour la signification qu’elle revêt dans l’histoire récente de l’Eglise ». Elle sera ainsi inaugurée par l’ouverture de la Porte Sainte, pour le 50e anniversaire de la conclusion du concile Vatican II, concile réuni à l’appel du pape Jean XXIII qui invitait à ouvrir les fenêtres et à laisser entrer l’air frais de l’Esprit. Dans Evangeli gaudium, c’est encore une invitation pontificale à être une Eglise ouverte qui retentit, car « l’Eglise “en sortie” est une Eglise aux portes ouvertes » (EG 46). Ouvrir son cœur et sa vie, c’est une manière d’exercer la miséricorde. La miséricorde et la vérité ne s’opposent pas. La Constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen gentium, déclare avec autorité : « Le Christ a été envoyé par le Père “pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, ... guérir les cœurs meurtris”, “chercher et sauver ce qui était perdu” : de même l’Eglise enveloppe de son amour ceux que l’infirmité humaine afflige ; bien plus, dans les pauvres et les souffrants, elle reconnaît l’image de son fondateur pauvre et souffrant, elle s’efforce de soulager leur misère et en eux c’est le Christ qu’elle veut servir » (LG 8). C’est là une ligne directrice pour l’engagement et l’attitude de l’Eglise dans de nombreuses situations. En fait, comme le rappelle le pape dans la Bulle d’indiction du Jubilé, l’Eglise (qui comprend aussi les paroisses, communautés, associations, mouvements, bref, tout lieu où il y a des chrétiens) est appelée à être « une oasis de miséricorde ».[2]

Mentionnons deux exemples de l’application pratique de ce principe, tous deux sensibles et significatifs. Le premier concerne l’avor­tement. Le pape François a décidé « d’accorder à tous les prêtres, pour l’Année jubilaire, la faculté d’absoudre du péché d’avortement tous ceux qui l’ont provoqué et qui, le cœur repenti, en demandent pardon ».[3] Evidemment, cela ne nie pas la « tragédie de l’avortement », qui demeure « profondément injuste ». Mais, poursuit le pape, il faut « [savoir] unir des paroles d’authentique accueil à une réflexion qui aide à comprendre le péché commis, et indiquer un itinéraire de conversion authentique pour pouvoir obtenir le pardon véritable et généreux du Père qui renouvelle tout par sa présence ». L’amour de Dieu n’est ni rigoriste, ni laxiste. Aucune de ces deux attitudes ne saurait être celle de la pratique miséricordieuse de l’Eglise. On peut en dire autant de notre second exemple, qui a trait à la réalité complexe des familles, avec ses échecs, ses souffrances, ses ruptures et ses impasses. En tant que Mère, l’Eglise reconnaît le besoin d’un accompagnement pastoral miséricordieux dans des situations très diverses, notamment celles des couples mariés civilement ou vivant ensemble, des familles blessées (familles monoparentales, divorcés remariés ou non, personnes d’orientation homosexuelle). La miséricorde de Dieu doit s’incarner dans l’Eglise du Christ et manifester caritas in veritate de manière concrète et convaincante, à l’égard de toutes les personnes vivant ces situations.

Si Lumen gentium est centré sur l’Eglise en tant que telle, et porte le regard en quelque sorte vers l’intérieur, un autre grand document du Concile, la Constitution pastorale Gaudium et spes, fixe son attention sur l’Eglise dans le monde. La miséricorde est au centre de l’identité, des relations et de la vie de l’Eglise. Mais elle est aussi au cœur de son activité missionnaire, puisque toutes les réalités humaines et la société dans son ensemble tendent vers le cœur de Dieu. « Le Seigneur est le terme de l’histoire humaine, le point vers lequel convergent les désirs de l’histoire et de la civilisation, le centre du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude de leurs aspirations » (GS 45). Les phrases initiales de Gaudium et spes, si souvent citées, nous viennent ici à l’esprit et parlent au cœur : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur » (GS 1).

Comment ce message s’applique-t-il à notre monde d’aujourd’hui ? Il soulève à coup sûr beaucoup de questions pertinentes, mais l’espace nous faisant défaut, nous ne nous attarderons que sur l’une d’elles, la crise des migrants en Europe. L’Europe est actuellement confrontée à un certain nombre de crises difficiles, dont celle des réfugiés. Qu’est-ce que la miséricorde a à dire dans cette situation ? A diverses occasions, le pape a mis ce problème en lumière, notamment dans son dernier message pour la Journée mondiale des migrants et des réfugiés. Il propose la réponse de la miséricorde à cette question brûlante : si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes et faisons face à la réalité, nous reconnaîtrons que « l’Evangile de la miséricorde secoue aujourd’hui les consciences, empêche que l’on s’habitue à la souffrance de l’autre et indique des chemins de réponse qui s’enracinent dans les vertus théologales de la foi, de l’espérance et de la charité, en se déclinant en œuvres de miséricorde spirituelle et corporelle ».

Alors, comment abordons-nous la crise actuelle des réfugiés dans cette perspective évangélique ? D’une part, nous saluons de tout cœur la réponse rapide et généreuse d’un nombre important de personnes, de familles, de communautés et d’organisations de base de la société civile. La solidarité jaillit de cœurs miséricordieux. Au lieu de réagir par la peur et l’égoïsme, la majorité des sociétés européennes ont répondu avec le cœur, laissant resurgir leurs racines chrétiennes, parfois ignorées ou rejetées. D’autre part, il faut dire que les réponses personnelles de ce type, pour indispensables qu’elles soient, ne suffisent pas. La charité chrétienne a une dimension politique. Et la miséricorde doit s’incarner dans le domaine du droit. En particulier, s’agissant de réfugiés, comme c’est le cas ici, le droit international doit être mis en œuvre, sans oublier l’aspect contraignant, pour tous les Etats, des accords qu’ils ont signés. Prendre soin des personnes qui fuient la guerre n’est pas une décision facultative laissée au bon vouloir de certains politiciens : c’est une exigence découlant de règlements internationaux et des droits de l’homme. Enfin, il faut dire que les programmes d’aide humanitaire d’urgence ne peuvent pas faire oublier la nécessité d’élaborer chez nous des programmes d’intégration à long terme et de s’engager sérieusement dans des processus de paix destinés à mettre fin aux guerres dans les pays d’origine des réfugiés.

Misericordiae vultus est une invitation à être « miséricordieux comme le Père ». Comme le père de la parabole de Luc qui n’avait cessé d’attendre son fils (Lc 15,20), nous sommes invités à veiller sur nos frères et sœurs, à être attentifs à leur situation et à leurs besoins, à découvrir leur visage, afin de reconnaître notre humanité commune. Le philosophe Emmanuel Lévinas l’a souligné, le visage de l’Autre crée une obligation éthique : « Le visage me parle et par là m’invite à une relation ... Le visage ouvre le discours originel dont le premier mot est obligation. »[4] Dans une vision éthique et chrétienne, nous répondons à cet appel en venant en aide à l’Autre dans ses besoins. Et pour suivre Ignace de Loyola, « l’amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles » (Exercices spirituels 230). Les œuvres de miséricorde sont notre réponse à l’appel de notre monde blessé.

Andreas Batlogg sj, directeur de « Stimmen der Zeit »
et Daniel Izuzquiza sj, directeur de « Razón y Fe »

[1] • En octobre 2013. A lire sur www.choisir.ch. (n.d.l.r.)
[2] • Misericordiae Vultus 12.
[3] • Lettre à Mgr Fisichella, 1er septembre 2015.
[4] • Totalité et infini, Nijhoff, La Haye 1974, pp. 172-175.

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