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mercredi, 02 mars 2016 15:31

A hauteur d'homme

Les nuits blanches du facteur,
d’Andreï Konchalovski
La Isla Minima,
d’Alberto Rodríguez

Quand à 77 ans, après une parenthèse hollywoodienne dans le genre film d’action[1], un réalisateur russe ayant débuté avec Tarkovski[2] revient à ses premières amours[3] - une forme mêlant documentaire et fiction -, cela donne Les nuits blanches du facteur, un film magnifique d’Andreï Konchalovski.


Un carton signale au début que tous les personnages sont réels et tiennent leur propre rôle dans la vie. Ce sont les habitants d’un village coupé du monde, de l’autre côté d’un grand lac, à plus de 1200 km au nord de Moscou. Chaque jour, le facteur Lyokha traverse ce lac en bateau pour leur livrer leur courrier, mais aussi leurs pensions, du pain, des médicaments, des outils, des ampoules... Lyokha est un gars simple qui écoute avec bonhomie leurs petites histoires, et partage des bribes de leur quotidien souvent déprimé et alcoolisé. Lui ne boit plus depuis deux ans. Un jour, il se fait voler le moteur de son bateau. Quand Irina, la copine d’enfance dont il est amoureux, décide en plus de partir en ville, le facteur est tenté de changer de vie...
Les nuits blanches du facteur ou comment la réalité peut être transcendée par le regard qu’on pose sur elle ; comment le naturalisme est un terreau inné pour la poésie cinématographique ; comment la pauvreté des moyens (trois techniciens sur le tournage, une intrigue minimale) peut engendrer une œuvre riche et de portée universelle.
Konchalovski regarde le monde. Il découvre les villageois lors du tournage même. Il réalise ensuite un travail sur le temps, pour construire un récit, avec sa mise en scène et son montage (l’une et l’autre étape s’interpénétrant)... Conjuguant une disponibilité à la magie du réel et une grande maîtrise de son art, il capte la grâce naturelle et l’embellit : certains plans (quand Lyokha fait la navette en bateau) sont des tableaux mouvants d’une beauté bouleversante, des moments suspendus dans lesquels j’aurais pu me perdre indéfiniment.
Cette chronique à hauteur d’homme, sans aucune condescendance, sur des oubliés de la modernité, dit quelque chose sur la Russie contemporaine. Tous les matins, Lyokha boit son café en écoutant distraitement une émission télévisée... sur la mode ! Le cynisme, cette maladie de la postmodernité décadente, sévit clairement « de l’autre côté du lac » : chez cette directrice de la Poste en ville, qui éconduit avec mépris Lyokha venu demander de l’aide après le vol ; ou chez ce général qui repart en hélicoptère après avoir pillé le lac où la pêche est pourtant interdite.

Autre pays, autre cadre
Dans La isla minima, nous retrouvons des agents publics en mission dans un coin reculé de leur pays. Mais cette fois ce sont deux policiers qui se retrouvent en Andalousie, dans le delta du Guadalquivir. Pedro et Juan enquêtent sur la disparition de deux adolescentes. C’est le début des années 80 : Franco est mort depuis cinq ou six ans, mais dans cette région côtière isolée, la page de la dictature n’a pas été vraiment tournée. Les policiers incarnent les deux tendances encore antagonistes du pays : Pedro est le jeune démocrate idéaliste qui dialogue avec les suspects, Juan est le vieux franquiste cynique qui les frappe. Contraints de collaborer, ils vont bientôt retrouver les cadavres des disparues, portant les traces d’atroces sévices sexuels...
La isla minima a triomphé aux derniers Goyas (les Césars espagnols), en remportant rien moins que dix statuettes. En France, on l’a comparé à True Detective, une série estampillée HBO[4], qui vient de se terminer et qui a eu beaucoup de succès.
Je ne suis pas amateur de polars, mais le film d’Alberto Rodríguez m’a saisi du début à la fin, surtout par ses qualités plastiques. Celles des plans aériens, d’une beauté irréelle : on croirait survoler un cerveau réticulé aux couleurs flamboyantes ! J’ai aimé découvrir, avec les policiers madrilènes, l’environnement naturel pittoresque - marécages, mais aussi champs ou landes - habilement utilisé dans des scènes dramatiques (filature sous un soleil de plomb, poursuite dans la poussière, assaut sous un orage diluvien) ou oniriques (énigmatiques apparitions d’oiseaux de mauvaise augure).
Pourtant le scénario est classique et pas vraiment dynamique : les deux flics tissent leur toile, ensemble ou séparément, jusqu’à un dénouement un peu expédié. Les comédiens ne sont pas marquants et certains seconds rôles sont carrément pâlots. Et surtout, pourquoi situer cette histoire à l’époque post-franquiste ? Pendant tout le film, je me suis contenté d’apprécier l’effet de dépaysement par rapport à l’univers urbain contemporain habituel des thrillers américains. La justification ne m’a été donnée qu’à la fin, renvoyant à la question de la justice post-dictature.
Je venais de terminer L’enfer - Terreur et survie sous Pinochet[5], le témoignage troublant d’une militante socialiste chilienne qui, après avoir été violée et torturée par la Dina, a collaboré avec cette police politique de sinistre mémoire. Et il m’est venu la même réflexion : qui suis-je, tranquillement assis sur mon siège, pour juger ?

[1] Runaway Train, 1985, d’après un scénario de Kurosawa.
[2] En coécrivant les scénarios de ses premiers films, dont Andreï Roublev (1969).
[3] Le Bonheur d’Assia, 1967.
[4] Chaîne de télévision payante américaine, à l’origine des meilleures séries des quinze dernières années.
[5] Luz Arce, Paris, Les Petits Matins 2013, 576 p.

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