À l’image, la jeune femme apparaît de temps à autre, seule. Mais le plus souvent le réalisateur filme, de loin, dans des lieux non identifiés, des silhouettes, des jambes, des valises tirées, des poussettes, des voyageurs qui embarquent en voiture dans des ferrys, des gens s’activant mystérieusement dans la neige, une brocante, des marchés dans un pays froid, une fonderie, etc.
Direction de photo remarquable
La bande-son est pointue, avec notamment de la musique électro-pop suisse-allemande (Eiko, Sissy Fox), tendance punk féministe, et un mixage très «art contemporain» (bruits étranges, chuchotements lugubres, fragments de discours sur l’Europe qui se chevauchent dans toutes les langues…). Le directeur de la photo a fait un travail remarquable: je ne sais pas si le film a été tourné en pellicule, mais l’image (aux cadres réussis) ne fait pas vidéo, avec les facilités que cela implique souvent (couleurs systématiquement saturées, grand angle): les couleurs sont ternes et délavées, avec une dominante de gris et de blancs, comme pour mettre en valeur la poussière sur un monde épuisé…
Le résultat de ce travail esthétique est que certains scènes relèvent du trip hallucinant: une fête populaire (en Espagne?) où des gens en costumes débarquent sur une plage et sont chaleureusement accueillis; des orateurs qui prêchent dans un parc (le speakers’ corner de Hyde Park à Londres?) dans un brouhaha pré-apocalyptique créé par le mixage; des manèges qui tournent, très haut dans le ciel, avec en arrière-plan une ville moderne (allemande?); une décharge dans laquelle le réalisateur nous plonge en embarquant sa caméra au cœur d’une machine manipulant des monceaux de déchets…
Quand Europe réagit au silence de Dieu
Sur le fond, le plus intéressant, c’est le fait de s’adresser à Dieu, et singulièrement au Dieu chrétien. À travers la prosopopée, figure de style mordante, Europe reproche à Dieu son silence et son absence apparents: «Si tu ne réponds pas, à quoi ça sert? Allez, je te provoque, défends-toi!» Certains constats relevant de la situation spirituelle en Europe sont pertinents: «Depuis peu, je médite. Ça se fait, de nos jours. On va voir un chaman. On ne prie plus. Tu as perdu ton autorité. Ne te vexe pas. C’est juste qu’aujourd’hui chacun veut se créer son propre dieu.» Europe sort d’une séance de méditation, «remplie d’une présence… La tienne? Quand j’ouvre les yeux, je ne vois rien. Allez Dieu, manifeste-toi, j’ai besoin de faits, de grâces! Envoie-moi un signe! Accomplis des miracles, ou au pire déclenche une catastrophe, mais fais quelque chose qui prouve ton existence, je t’en supplie.»
Un film «pieux et blasphématoire»
Né à Schaffhouse en 1955, résidant entre Berne et l’Espagne, le réalisateur suisse allemand Félix Tissi (auteur en 2016 du road-movie Welcome to Iceland) qualifie son film de «pieux et blasphématoire». La jeune fille qui incarne l’Europe est une jeune brune élancée, au look babos (turban perché sur la tête, piercing au nez, veste en jean). Elle correspond bien au discours: celui d’une jeunesse européenne en mal de repères, à la pensée confuse (liens entre les relations géostratégiques et la Bible, confusion Europe/Occident), narcissique (on voit Europe peindre sur une porte avec d’autres street-artistes… un auto-portrait), féministe (perdue, Europe dit se tourner vers les êtres qu’elle connaît le mieux, les femmes), écolo («Je suis dans le bon camp (…) je trie mes déchets. Tu devrais le considérer»), biberonnée au relativisme («Suis-je, moi l’Europe, bonne ou mauvaise? Toute chose est aussi vraie que son contraire»), rétive à toute autorité («Moi, aucune religion ne me dicte sa loi. Le seul problème, c’est qu’il y a toujours deux âmes en moi, et ça me cause quelque souci. Mais je suis toujours indépendante»), acquise au Moloch Technologie («De toute façon, je serai moi-même bientôt Dieu (…) Tes clochers ont vécu. Ce ne serait pas une mauvaise idée d’y installer des antenne-relais»), de mauvaise foi («Et non, je ne suis pas une idée: toi, là-haut, tu es une idée»), parfois ridicule («C’est encore loin, Auschwitz?»), angoissée («vieille et fatiguée», Europe a essayé toutes sortes de tranquillisants, en vain…), adepte de l’autoflagellation (Europe, au passé conquérant, «veut bien aller chez les autres, mais elle ne veut pas qu’on vienne chez elle»), insolente («Va te faire voir», lancé comme un reproche au Dieu invisible)… Et la voix-off de la version française d’accentuer encore le côté agaçant du personnage.
Mais l’Europe de Félix Tissi sait aussi nous faire sourire: «Ma manière de m’exprimer t’agace sûrement»; ou même rire: «Je suis devenue froussarde. J’ai la trouille de quelques zodiacs. Pitié, Dieu, sois gentil, fais que je n’ai plus peur des zodiacs!» Quant à l’aspect blasphématoire que revendique Tissi, il apparaît en particulier à la fin de cette séquence où Europe rencontre quelqu’un (un Georgien !) et couche avec lui… sans le regarder, car elle s’en fiche: «Je veux être seule avec toi», dit-elle à Dieu, alors qu’on la voit jouir en gros plan.
Finalement, si le film témoigne d’une soif spirituelle et d’un désir de connaître Dieu, on peut regretter la figure de style choisie. La prosopopée, utilisée en rhétorique pour donner une plus grande force de conviction, a ici l’effet inverse. On ne sait pas bien où l’auteur se situe derrière cette figure de l’Europe (une femme qui plus est), et s’il y a de l’autodérision ou pas. Au-delà du ton familier, voire effronté, de la voix-off, quelques scènes de L’Occident impie témoignent d’un rapport très distant au christianisme: par exemple lorsque Tissi filme des foules en chaise roulante (Lourdes?) ou qui défilent en scandant l’Ave Maria, l’image est ralentie et saccadée, et les fidèles semblent évoluer comme des robots…
«Prier c’est un peu comme déranger Dieu, pour qu’il nous écoute», a dit le pape en juin 2013. La prière, expliquait François, quand elle est sérieusement chrétienne, oscille entre le besoin qu’elle renferme toujours et la certitude d’être exaucée, même si l’on ne sait pas exactement quand. Et cela parce que celui qui prie ne craint pas de déranger Dieu et nourrit une confiance aveugle dans l'amour du Père. L’évangile de ce dimanche, à l’heure où j’écris ces lignes, rapporte cette parole du Sauveur: «Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit? Les fait-il attendre? Je vous le déclare: bien vite, il leur fera justice. Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t il la foi sur la Terre?» (Luc 19,7-8). Dans l’adresse de L’Occident impie, on ne trouve pas -de manière évidente en tout cas- la relation filiale, la certitude d’être entendu, l’amour. Mais l’Esprit Saint souffle où il veut.
En collaboration avec ARTE, le film est diffusé en Suisse romande dans sa version française afin d’offrir la meilleure appréciation de la finesse des textes poétiques de Felix Tissi (sous-titre en anglais).
A l'affiche dès le 23 octobre en Romandie
Mercredi 23.10. à 20h00 à Genève
Jeudi 24.10. à 20h00 au Zinema, Lausanne
Vendredi 25.10. à 20h00 au Cinéma Minimum, Neuchâtel
Dimanche 27.10 à 18h00 au Cinéma Oron
Mardi 29.10 à 19h00 au Cinéma Rex, Vevey
Samedi 02.11. à 18h00 au Cinéma Royal, Ste.Croix