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dimanche, 01 septembre 2019 15:59

La fabrique de l’œuvre

Atelier de Matisse dans l’ancien hôtel Regina de Cimiez (Nice), 1953 Archives Henri Matisse, Issy-les-Moulineaux © Succession Henri Matisse / 2019 ProLitteris, ZurichIl n’est pas de plus grand mystère que la genèse d’une création. D’hier à aujourd’hui, l’énigme n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Les récentes expériences menées par les nouvelles technologies qui permettent de créer une œuvre à partir d’algorithmes, tout comme l’exposition actuelle du Kunsthaus de Zurich, Matisse – Métamorphoses, le démontrent.

Geneviève Nevejan, Paris, historienne d’art, journaliste

Matisse - Métamorphoses, jusqu’au 9 décembre 2019, au Kunsthaus de Zurich.
Catalogue de l’exposition avec 200 illustrations, Zurich, Scheidegger & Spiess 2019, 232 p.

L’exposition zurichoise fait tout d’abord revivre le contexte des débuts de Matisse et tout particulièrement l’ombre de Rodin. Le serf, Nu couché I (Aurore) ou Madeleine I (1901), par leurs hachures profondes, l’inachèvement volontaire et l’esthétique du fragment, sont dominés par la figure du commandeur. La démonstration est étayée par Jean d’Aire, l’un des personnages des Bourgeois de Calais. En se portant acquéreur en 1901 d’un plâtre de Rodin, le peintre avouait sinon sa dette tout du moins sa profonde admiration pour son aîné. Henri Matisse, « Madeleine I » 1901, Bronze, San Francisco Museum of Modern Art. Photo Ben Blackwell © Succession Henri Matisse / 2019 ProLitteris, Zurich

Le génie de la métamorphose

Matisse a aussi été un des grands découvreurs de ce que l’on nommait à l’époque «l’art nègre». Avec Gertrude Stein, il le fait découvrir à Picasso. Il possédait d’ailleurs des figures jomooni (Mali), visibles à l’exposition de Zurich non loin de La serpentine (1909) qui en reprend les courbes et contre-courbes. Matisse interroge inlassablement ses contemporains, surtout le Picasso cubiste. Il géométrise, étude après étude et au prix d’une impitoyable défiguration, la première version encore naturaliste de Jeannette. L’œil droit globuleux de Jeannette V (1913) subsiste, quand l’œil gauche, absorbé par la joue, s’efface. En 1916, les indications de ressemblance, comme l’accessoire de la chevelure, disparaissent au profit de protubérances géométriques radicalement simplifiées.

Chez Matisse, la sculpture entre continument en résonance avec la peinture. Nu couché apparaît dans une dizaine de toiles entre 1907 et 1929. De manière obsessionnelle, l’artiste multiplie les séries. Il décline Nu de dos pendant vingt ans. L’exposition démontre par ailleurs qu’en dépit de son audacieuse modernité, il dialogue aussi avec l’Antiquité et la Renaissance. Le fonds culturel qui infuse son art est foisonnant, même si paradoxalement Matisse tend inexorablement vers une synthèse de plus en plus grande. En 1898, son maître Gustave Moreau lui prédisait déjà: «Vous allez simplifier la peinture.»

L’IA, une artiste?

On ne vit jamais hors du temps, ainsi que le démontre Matisse. Il n’est donc pas surprenant que les artistes d’aujourd’hui interrogent les nouvelles technologies et en explorent le champ des possibles, bien qu’ils demeurent peu nombreux dans le champ de l’intelligence artificielle (IA). Mais il arrive aussi que les concepteurs ne soient pas des artistes. Leurs productions peuvent-elles alors prétendre au statut d’œuvre d’art? Et le fabuleux record de 432' 000 dollars remporté à New York chez Christie’s par l’une d’elles, le Portrait d’Edmond de Belamy, en constitue-t-il la caution?

Obvious, « Portrait d’Edmond de Belamy » © Obvious_artEdmond et ses trois pères

L’histoire de ce portrait naît de l’amitié de trois jeunes lycéens de la banlieue parisienne qui «rêvaient de travailler ensemble». Agés d’une vingtaine d’années, Pierre Fautrel, Gauthier Vernier (tous deux issus d’écoles de commerce) et Hugo Casselles-Dupré décident de fonder le collectif Obvious. Hugo Casselles-Dupré est le seul spécialiste en intelligence artificielle (IA). C’est lui qui découvre le nouveau type d’algorithme développé par Ian Goodfellow, chercheur chez Google: le système GAN (generative adversarial networks ou réseaux antagonistes génératifs).

Des interrogations du trio sur les capacités inventives des algorithmes, naît, au terme de trois ans de recherches, le fameux portrait conçu à partir d’un logiciel ayant emmagasiné près de 15 0'00 peintures du XIVe au XXe siècle. Le titre de l’œuvre a été choisi pour rendre hommage à Ian Goodfellow (Belamy, selon une traduction littérale française). Mais pourquoi précisément un portrait et une facture figurative? La volonté de démocratiser l’intelligence artificielle appliquée à l’art, répond Pierre Fautrel.

Peut-on alors encore attribuer à l’homme la paternité de l’œuvre? Les membres du collectif s’octroient le statut d’auteurs, et Pierre Fautrel se déclare «artiste d’un nouveau genre», dans la lignée de l’art conceptuel. Il y a toujours des hommes aux commandes des machines, dit-il. La remise en cause de l’intelligence artificielle, dont on veut nous faire croire qu’elle est supérieure à la nôtre, revalorise paradoxalement sa place, sa capacité d’inventer et de concevoir.

Les 432 '000 dollars de la vente de Belamy et les répercussions médiatiques ont attisé la convoitise de Sotheby’s qui, à son tour, mettait en vente le 6 mars dernier Memories of Passersby I de Mario Klingemann. L’installation composée de deux systèmes GANs, alimentés de milliers de peintures des XVIIe et XVIIIe siècles, génère sur deux écrans l’enchaînement de visages à la manière du morphing. L’installation a été vendue 46 500 euros, dix fois moins que son alter ego français. Elle émane pourtant d’un artiste pionnier dans le champ de l’IA, lauréat du Lumen Prize for Art and Technology décerné à des personnalités artistiques utilisant les nouvelles technologies. Mais Edmond l’avait précédé et la surprise n’était peut-être plus au rendez-vous, d’autant que les deux œuvres présentent des similitudes redevables d’une technique identique dont le procédé est celui de l’imitation.

Rembrandt, en 148 mio de pixels

L’expérience The Next Rembrandt porte à un réel degré de perfection ce principe de ressemblance. À son origine, on trouve une équipe d’historiens de l’art, de développeurs et de scientifiques sous la houlette de Microsoft et de la banque néerlandaise ING. Des originaux de Rembrandt ont été scannés afin de capter chaque détail. C’est ainsi que 160 000 fragments ont été analysés pour établir un algorithme capable de produire un portrait fictif aussi parfait que le serait un chef-d’œuvre du maître.

L’algorithme a pour fonction d’établir, à partir d’exemples, des théories générales, en l’occurrence la distance entre les yeux, le nez, la bouche... Le résultat, après plus de 500 heures, est un concentré de 148 millions de pixels de ce qui fait le génie de Rembrandt, l’émouvante expressivité, le clair-obscur, la gamme sobre presque achromatique. L’ordinateur reproduit également la facture, les empattements restitués grâce à une imprimante 3D. La machine s’est substituée au faussaire pour inventer une peinture fictive à la manière de Rembrandt.

Peut-on pour autant parler d’œuvre d’art capable de combler le véritable amateur? Beaucoup de ces productions génèrent des images floues; pires, toutes se ressemblent puisqu’elles résultent d’un principe d’imitation.

Et si la frustration précisément résultait de l’absence de génie inventif? Obvious travaille actuellement à partir d’estampes japonaises et prévoit de s’atteler dans le futur à la peinture pariétale. On confine finalement l’inspiration au renouvellement des sujets. Mais en dépit de la beauté, de l’intérêt intellectuel ou même du trouble que ces œuvres peuvent inspirer, la créativité voire l’émotion font cruellement défaut au processus, tout du moins à ce jour. C’est le nœud du débat autour de l’IA, considérée avec suspicion par certains artistes, telle Sylvie Fanchon pour qui «l’art ne tient pas à la technique mais à la pensée»… humaine. The next Rembrandt », documentaire, capture d’écran © www.nextrembrandt. com

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