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mardi, 04 février 2020 09:50

Des lanceuses d'alerte

livre deonnaC’est dans le cadre de la librairie du Vent des Routes, à Genève, que Laurence Deonna, le jour de ses 83 ans, le 29 janvier 2020, a présenté son dernier livre en présence de Lira Baiseitova, cette journaliste Kazakhe qu’elle a soutenue et accueillie dans son exil en Suisse.

Le 3 mai 2002, j’avais déjà rencontré Lira en compagnie de quatre femmes que Laurence Deonna avait invitées pour partager sur leur dur quotidien de journalistes agressées et poursuivies dans des pays totalitaires, pourris par la corruption. Il y avait là Lena Daneiko (Biélorussie), Hydamis Acero Devia (Colombie), Lira Baiseitova (Kazakhstan), Shiran Abadi (Iran) et Sy Koubo Gali (Tchad).

Lena Daneiko (Biélorussie), Hydamis Acero Devia (Colombie), Lira Baiseitova (Kazakhstan), Shiran Abadi (Iran) et Sy Koubo Gali (Tchad). © Marie-Thérèse BouchardyAvec sa verve habituelle, Laurence Deonna, reporter au Moyen-Orient et dans l’Asie centrale soviétique, photographe, écrivaine, ancienne présidente de Reporter sans frontières, a posé cette fois  le cadre historique et géographique du Kazakhstan, pays grand comme l’Europe, terra incognita dont nous ne connaissons souvent que peu de choses, mais dont nous en saurons plus grâce à ce livre sur la vie tourmentée de Lira Baiseitova.

En mai 2002, celle-ci disait courageusement: «Nous avons des enfants et pour l’avenir de nos enfants, nous devons rester dans notre pays.» Quelques mois plus tard, celle qui avait fondé le journal indépendant Respublica 2000 dut fuir cependant, après l’arrestation, la torture et l’exécution clandestine de certains de ses proches, dont sa fille Leila, par un pouvoir qui n’acceptait ni la critique ni la remise en question de ses pouvoirs financiers. Son agression a eu raison de sa détermination à se battre sur le terrain.

On reste sans voix devant le courage et la force morale de cette femme qui n’a jamais hésité à briser l’omerta. En 2002, The Economist, à Londres ne s’est pas trompé en lui décernant le prestigieux «Prix de la liberté de presse».

Lira est en Suisse depuis 17 ans. Elle y a accueilli son petit-fils, aujourd’hui photographe, qui l’aide à traduire ce que sa grand-mère dit en russe. Mais c’est en français que Lira a déclaré: «Ici je vis dans le calme», peut-être un trop grand calme après sa vie trépidante, mais sans danger. À son tour elle rend hommage à Laurence Deonna: «Laurence c’est non seulement une amie, mais aussi ma sœur.»Laurence Deona et Lira Baiseitova,Genève, janvier 2020 © Marie-Thérèse Bouchardy

Hommage a été aussi rendu à Eva Joly, qui a fait la préface de ce livre: «Une des plus belles préfaces que j’ai lues de ma vie!» a déclaré Laurence Deonna. Eva Joly avait instruit le dossier de corruption dans l'affaire Elf, qui éclata en 1994. Elle avait écrit un roman, Les yeux de Lira, après avoir lu un rapport de Reporter sans frontières que Laurence Deonna avait elle-même rédigé! C’est par Skype que le contact a été pris avec elle: un dialogue émouvant. De par ses investigations sur les affaires de criminalité financière, Eva Joly connaît les dessous du monde des puissants. Aussi écrit-elle: «Les corrompus craignent la lumière comme les vampires redoutent l’aurore. Alors pour que la lumière soit, il faut des éclaireurs […] Ils sont les héros de nos sociétés.»

Grâce à la mémoire prodigieuse et à l’humour de Lira, Laurence Deonna nous offre un livre poignant de vérité. C’est aussi un hommage à tous les reporters emprisonnés ou tués pour leurs idées et leur souci de justice. Ce livre n’a pas été facile à écrire. Il n’est ni larmoyant ni répétitif, avec le souci de ne pas perdre le sens de mots souvent galvaudés et vides. Un livre issu non seulement du grand talent de Laurence Deonna, mais aussi de sa compassion et son empathie pour les êtres humains.

Laurence Deonna, Lira Baiseitova - Lanceuse d’alerte, préface d’Eva Joly, Vevey, L’Aire 2020, 142 p.

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