Nicolas Bouvier, en effet, n’a eu de cesse de souligner la vanité du savoir accumulatif et le risque du dogmatisme ou de la pédanterie, tiraillé qu’il était entre la culture savante et la culture populaire, entre l’expérience directe et la médiation livresque. «Il ne faut pas lire, il faut voir», disait déjà Jean-Jacques Rousseau. Alors, voyage ou lecture? Voyage et lecture? «Dans la tentation de l’ignorance et la soif de connaissance, le rapport au savoir est bien placé sous le signe de l’ambivalence.»
S’affranchir des livres pour laisser place aux leçons de la route, rééduquer les sens: la marche et le regard sont les voies d’accès à la connaissance d’un pays. La lecture cependant rejoint le vécu et donne lieu à des rencontres aussi riches qu’insolites. Nicolas Bouvier a voulu rendre l’histoire et la géographie les plus vivantes possibles comme le ferait un chroniqueur ou un conteur, et en tout cas un «amateur érudit», pour vulgariser le savoir ethnographique en transmettant en parallèle des expériences et des impressions subjectives. «La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir» (L’usage du monde). «Sa manière de voyager, remarque Liouba Bischoff, -faite de déplacements mais aussi de longs séjours- brouille les définitions de l’ethnologue et du voyageur.» Il est un digne héritier de Montaigne, qui a joué un rôle structurant dans son usage du savoir.
Liouba Bischoff, maître de conférence en langue et littérature françaises à l’École normale supérieure de Lyon, s’est spécialisée entre autres dans les récits de voyage. Elle s’est plongée dans toute l’œuvre de Nicolas Bouvier, y compris ses carnets inédits, pour analyser l’usage des savoirs qu’il a développé. Elle nous donne un exposé magistral sur l’écrivain-voyageur tiraillé entre «un idéal d’équilibre et de mesure, entre érudition et mise à distance, entre le cancre et le lettré».