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mardi, 01 septembre 2020 16:47

Le sacerdoce de tous

Dis-moi comment tu as vécu ecclésialement le confinement et je te dirai quelle image de l’Église et du Christ tu portes. La période que nous venons de vivre est très révélatrice, au sens photographique ou apocalyptique (dévoilement), de nos conceptions ecclésiales et théologiques. Elle manifeste des déséquilibres et provoque à la créativité, au nom même de Vatican II et du pape François.

François-Xavier Amherdt est professeur de théologie pratique à l’Université de Fribourg; il a été directeur de l’Institut romand de formation aux ministères laïques et vicaire épiscopal du diocèse de Sion. Il dirige les collections «Perspectives pastorales» et «Les cahiers de l’ABC». Il est l’auteur de nombre d’ouvrages, en particulier de pastorale. Dernier en date, Ce que dit la Bible sur le sport (Nouvelle Cité 2020).

Je suis prêtre. Je célèbre tous les jours avec joie. J’enseigne à l’université que l’eucharistie est «source et sommet de la vie chrétienne», selon la constitution sur la liturgie du dernier concile, et j’invite les baptisés à se nourrir de la présence réelle du Christ. Je puis donc comprendre qu’après l’annonce du confinement en plein Carême, avec la suppression de toutes les messes publiques et rassemblements communautaires, le premier réflexe de beaucoup de pasteurs ait été: «Il faut transmettre par vidéo les eucharisties paroissiales.» Et je puis également accueillir le fait que certains fidèles aient exprimé leur faim d’eucharistie et pesté contre les autorités ecclésiales et étatiques, trop frileuses à leurs yeux.

«La messe est le cœur: diffusons des messes!» ont pensé les prêtres. «L’eucharistie est le sommet, donnez-nous le corps du Christ!» ont crié des fidèles. Les deux revendications paraissent légitimes et dans la droite ligne de l’enseignement sur la centralité du sacrifice eucharistique.

Pas que les messes

Pour un ministre ordonné, c’est-à-dire donné au peuple de Dieu, c’est normal de vouloir demeurer en lien avec sa (ses) communauté(s). D’où l’invitation lancée aux paroissiens de suivre des messes sur leurs écrans et de les vivre dans la communion spirituelle, en creusant la soif de l’eucharistie. Une communion de désir à laquelle sont d’ailleurs «contraints» bien des catholiques à travers le monde qui ne bénéficient que très occasionnellement d’une célébration sacramentelle (à cause de la guerre ou faute de prêtres).

Du côté des fidèles, le jeûne eucharistique, vécu dans la frustration, a même pu se faire dramatique en certaines circonstances. «Ma mère a été à la messe tous les dimanches de sa vie, mais pour son enterrement, il n’y aura pas de messe», me confiait une connaissance très marquée par cet état de fait.

Le résultat? De superbes célébrations (d’autres un peu moins), certaines extrêmement soignées, fleuries et animées: la messe matinale du pape, abondamment suivie, avec une méditation d’une belle profondeur; des eucharisties diocésaines présidées par les évêques et retransmises parfois par les télévisions locales; des célébrations conduites par le curé, bien entouré par d’autres prêtres de l’équipe, montrant ainsi leur volonté de rester en lien avec leur «troupeau».

Bien sûr, il n’y a pas eu que des eucharisties proposées en ligne. Une magnifique créativité s’est manifestée en catéchèse avec la transmission de modules à vivre à la maison; des services de pastorale biblique ont créé des capsules de commentaires; des pastorales familiales ont offert des démarches à expérimenter à domicile à l’occasion des fêtes, notamment des Jours saints; de nombreux cours et articles ont été communiqués; des initiatives de solidarité ont été lancées; des lignes d’écoute et d’accompagnement spirituel ont été mises à la disposition des personnes en souffrance et/ou en difficulté. Et il est souhaitable que certaines de ces mesures se poursuivent, après le «retour à la normale» - mais qu’est-ce que la «normale» en Église?

Les occasions manquées

Reste que ce qui est majoritairement apparu sur les écrans, ce sont des prêtres célébrant en petit comité, et donc des laïcs regardant ces images. De telles célébrations ont-elles touché d’autres personnes que les convaincus? Cela vaudrait la peine d’enquêter. En se focalisant ainsi sur le sacrement (de l’eucharistie), à «maintenir à tout prix», n’a-t-on pas entretenu cette image caricaturale: l’Église, c’est (uniquement) le curé et la messe? N’avons-nous pas manqué une occasion favorable, un kairos, pour mieux mettre encore en œuvre les conceptions-clés de Vatican II que ne cesse de marteler le souverain pontife venu de l’hémisphère sud? L’Église est un peuple de disciples missionnaires, chacun(e) exerçant son sacerdoce baptismal; elle est une communion de communautés, dont la famille est la cellule de base.

Foin du «cléricalisme» et du «sacramentalisme»! L’Église est signe et moyen pour favoriser l’union des hommes entre eux et de chaque être humain avec Dieu. Le Seigneur nous donne de multiples rendez-vous en lesquels il nous assure de sa «présence réelle»: la méditation de sa Parole, la prière là où deux ou trois sont réunis en son nom, l’oraison silencieuse dans le sanctuaire du cœur (le plus sacré), le frère ou la sœur au visage duquel il s’identifie, la rencontre en petite communauté ecclésiale vivante ou cellule d’évangélisation autour de l’Écriture ou de l’engagement pour la justice, etc.

Il me semble que l’un des rendez-vous un peu manqué dans l’offre ecclésiale coronavirienne a été celui de l’intériorité. Certes, pour beaucoup de familles, il ne fut pas facile de conjuguer télétravail, accompagnement des leçons scolaires des enfants, vie domestique, avec en plus la menace du chômage et les peurs liées aux incertitudes économiques ou à la solitude des proches! Mais pourquoi n’avons-nous pas davantage invité les baptisé(e)s à retrouver le Christ dans le face-à-face de l’intériorité?

La méditation, de style oriental ou laïcisée, a le vent en poupe. Or nous disposons du trésor de la méditation chrétienne et de la contemplation que nous ont transmis les grands mystiques de notre tradition. Nous aurions dû, à mon avis, faire encore davantage en cette période où nous avions du temps, comme lors d’une grande retraite, en écoutant les oiseaux, en contemplant la nature, en dégustant la Parole et la prière du cœur, en visualisant l’écran de notre âme, totalement transparente à la présence réelle du Christ. Certains l’ont vécu ainsi, j’en suis persuadé. Tant mieux: c’est important d’en garder le goût, afin de savourer les choses humaines et divines intérieurement, ainsi que le dit saint Ignace. Pourquoi vouloir remplir tous les espaces? Dieu nous parle dans le vide et le silence!

Nous aurions sans doute pu aussi faire davantage de chaque famille, chaque demeure -je m’englobe bien sûr dans l’interpellation- ce que les documents pontificaux appellent de leurs vœux de façon incantatoire, à savoir une Église domestique, une petite Église, une Eccclesia en latin. «Grâce à cette période d’isolement, nous avons redécouvert la prière en famille», me confiaient des amis. Dans les enthousiasmes comme dans les combats, la famille, quelque figure qu’elle revête, cabossée ou heureuse, est le lieu où Dieu se rend présent. L’Église, ce sont les parents, les enfants, les grands-parents, les jeunes, les visites. C’est un peuple, le peuple de Dieu, le corps du Christ, le temple de l’Esprit. Et cela, chaque famille l’est en miniature.

Certaines idées émises dans ce contexte par des Conférences épiscopales, et reprises par des «fervents de la messe», méritent d’être examinées à nouveaux frais. Pourquoi pas des eucharisties dans les maisons, comme cela s’est vécu dans l’Église primitive et à plusieurs reprises dans l’histoire? Pourquoi pas des messes dans les communautés ecclésiales de base, comme cela se fait dans de nombreuses régions, aux Philippines, au Bénin, en Amazonie?

Pourquoi n’avoir pas envisagé d’envoyer de multiples «ministres extraordinaires de l’eucharistie» dans les familles qui le désiraient, à partir d’une messe centrale, en respectant toutes les mesures de sécurité? Ainsi que nous le faisons habituellement pour les malades, les personnes âgées ou isolées à leur domicile et empêchées de venir physiquement à la messe.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de se priver de pouvoir vivre le contact avec les frères et sœurs de la communauté paroissiale: nous prendre dans les bras les uns les autres (quand le pourrons-nous?), c’est toucher la chair du Christ qui s’est incarné pour que nous devenions Dieu. Il n’empêche que cette période de confinement nous interroge sur le visage de l’Église et du Christ dont nous nous réclamons. Le temps n’est-il pas pour les laïcs, pour les disciples missionnaires, à l’exercice plénier du sacerdoce commun, qui consiste à prendre soin les uns des autres, à s’écouter, s’accueillir et se rencontrer, et à s’offrir tout entier en hosties vivantes, en sacrifice saint agréable à Dieu, en un véritable culte spirituel (Rm 12,1)?

Sacrements, un rééquilibrage

Nous sommes dans le Christ par les sacrements. Il nous les a livrés pour que nous nous laissions toucher par lui et que nous puissions le voir, le goûter, le manger. Mais nous sommes dans le Christ aussi en dehors des sacrements. L’un n’empêche pas l’autre. L’un ne va pas sans l’autre. L’un est au service de l’autre. Nous sommes en Christ parce qu’il est en nous, il demeure en nous: «Si quelqu’un m’aime, dit Jésus à ses apôtres dans son Testament, après leur avoir lavé les pieds, il gardera ma parole, mon Père l’aimera, nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure» (Jn 14,23).

Il y a un équilibre à trouver dans les paroisses entre la catéchèse, la communion fraternelle, la diaconie et le partage du pain, comme dans les premières communautés (Ac 2,42). Il y a une complémentarité de synodalité (sun-odos, chemin ensemble) à travailler encore entre ministères ordonnés, presbytéraux et diaconaux, laïcs mandatés, reconnus (institués) et bénévoles, femmes et hommes. J’enfonce des portes ouvertes? Vatican II les a définitivement ouvertes! Et pourtant, les réflexes cléricalo-
sacramentels reviennent au galop, comme le clame l’évêque de Rome. Et s’il le fait si vigoureusement, c’est que la conversion pastorale ne s’est pas encore pleinement réalisée!

Prions pour les vocations, toutes les vocations. L’Église a besoin de prêtres, de membres du peuple engagés (c’est cela l’étymologie du terme grec laïcos), de disciples missionnaires, dans les familles et la société, pour la justice et la sauvegarde de la création.

Le risque du complotisme

Quant à la charge violente du 7 mai 2020 de plusieurs cardinaux et évêques (dont les farouches adversaires du pape François, Mgr Carlo Maria Viganò et le cardinal Gerhard Müller, à juste titre éloigné de la présidence de la Congrégation pour la doctrine de la foi par le souverain pontife),[1] elle a donné étonnamment dans le complotisme et la revendication nostalgique d’une suprématie de l’Église par rapport à l’État. Mélangeant la pensée «anti-vaccins» et l’idéologie du soupçon de complot, selon laquelle cette pandémie ne serait que le résultat de projets «d’entités supranationales» et de l’ingérence de « puissances étrangères », cet appel a mis en cause, selon le processus habituel des négationnistes sceptiques, l’effective «contagiosité, la dangerosité et la résistance du virus».

Ces prélats en ont profité pour instrumentaliser la situation et remettre en question la suprématie de l’État sur l’Église en temps de crise, en contestant les suppressions des formes publiques de célébrations. Comme si l’institution ecclésiale pouvait se situer au-dessus des lois et des autorités civiles et ne recevoir d’injonctions de personne. Or, en Suisse, toutes les options prises par le Conseil fédéral concernant le culte ont été discutées de concert avec les responsables ecclésiaux -même si dans la deuxième partie du déconfinement, la Conférence épiscopale aurait souhaité un rythme plus accéléré d’ouverture des messes paroissiales.

Les fidèles sont aussi des citoyens. Ils se devaient, au nom du bien commun et pour des raisons théologiques de justice sociale, de ne pas prendre le risque, en vertu d’une liberté religieuse exacerbée, de devenir des vecteurs de contamination. Le jeûne eucharistique imposé, par sacrifice pour le bien commun, se mariait donc tout à fait avec une saine conception de la laïcité.

[1] L’appel des prélats a été relayé en France par l’hebdomadaire Valeurs actuelles.

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