lundi, 10 octobre 2022 09:13

Au service de Dieu et du monde de 1960 à nos jours

Tout au long de son histoire mouvementée, la Compagnie de Jésus a eu à se réinventer, guidée par la vision apostolique d’Ignace de Loyola et des premiers compagnons, et par ce qu’ils avaient voulu qu’elle fût, pour eux et pour ceux qui se joindront à eux par la suite. Une figure jésuite du XXe siècle a particulièrement contribué au réexamen de cette mission, Pedro Arrupe. Ses successeurs à la tête de la Compagnie s’inspirent encore de sa ligne.

Jésuite du Canada, Bernard Carrière a assumé différents postes de responsabilité dans son pays pour la Compagnie de Jésus: supérieur de communauté, vice-provincial, supérieur provincial, responsable durant 20 ans (au Québec et en France) de la troisième probation, socius du provincial et directeur de centres spirituels.

«Celui qui veut, dans notre Compagnie, que nous désirons voir désignée du nom de Jésus, combattre pour Dieu sous l’étendard de la croix et servir le Seigneur seul et le Pontife romain, son Vicaire sur la terre (…) aura soin de tenir toujours le regard fixé d’abord sur Dieu, ensuite sur la nature de son Institut, qui est un chemin vers lui…» Cet extrait de la première formule d’approbation de la Compagnie de Jésus demeure, aujourd’hui encore, le principal document auquel les jésuites doivent se référer pour comprendre la nature de leur vocation. Saint Ignace en avait pesé chaque mot avant de le proposer aux autorités pontificales.

«Un chemin vers Dieu»: l’expression met en lumière ce qu’il y a de relatif et d’absolu dans cet institut, sachant que son fondateur a voulu, jusqu’à la fin de sa vie, y être un pèlerin. La vision apostolique qu’Ignace et ses premiers compagnons ont voulu incarner dans la Compagnie de Jésus se résume à une formule très simple: «… s’employer au salut et à la perfection de l’âme de ses membres et chercher intensément à aider au sa­lut et à la perfection du prochain».[1] L’évangélisation, la spiritualité, l’édu­cation et la justice sociale ont été depuis lors les grands axes qui ont orienté les en­ga­gements de la Compagnie au cours de son histoire et dans les nombreux pays où elle a été présente.

En 1974, au cours d’une congrégation générale qui réunissait des délégués des quatre coins du monde, on a voulu traduire en des termes plus actuels cette perspective apostolique. En voici le nouvel énoncé: «La mission de la Compagnie de Jésus aujourd’hui est le service de la foi, dont la promotion de la justice constitue une exigence absolue en tant qu’elle appartient à la réconciliation des hommes demandée par leur réconciliation avec Dieu.»[2]

L’obéissance à la papauté

On ne peut évoquer l’évolution de la Compagnie à partir des années 1960 sans accorder une place centrale à cette congrégation générale. Le pape Paul VI avait suivi de près les débats qui s’y étaient déroulés et il n’avait pas hésité à exprimer son malaise à propos de certaines questions traitées, et même son désaccord dans l’éventualité de changements substantiels qui seraient ap­­portés aux textes de fondation. L’inquié­tude que Paul VI avait exprimée allait devenir une préoccupation pour Jean-Paul II. Elle le conduira à nommer, le 5 octobre 1981, un délégué personnel pour remplacer le Père Général Pedro Arrupe sj, que de graves problèmes de santé rendaient incapable de diriger la Compagnie.

Cet événement a fortement marqué la pensée de bien des jésuites des années 1980 et les a aidés à purifier leur manière de concevoir le rapport de la Compagnie avec la papauté et à se resituer dans la perspective de l’obéissance, qui est exprimée dans la formule d’approbation de la Compagnie. On y mentionne un vœu spécial qui lie de telle sorte «que nous soyons tenus d’exécuter sans aucune tergiversation ni excuse, immédiatement, autant que cela dépend de nous, tout ce qu’ordonnent le Pontife romain actuel et les autres qui lui succéderont, concernant le bien des âmes et la propagation de la foi, quels que soient les pays auxquels ils veulent nous envoyer.»[3]

Spécialiste de l’histoire de la Compagnie, le jésuite français Philippe Lécrivain notait: «Finalement, impressionné par la soumission et l’humilité de la Compagnie, Jean-Paul II accepte qu’on reprenne le cours des institutions. Le 8 décembre 1982, une congrégation générale est con­voquée. Réunie le 1er septembre 1983, elle reçoit la démission d’Arrupe et élit Peter-Hans Kolvenbach.»[4]

Se réapproprier leur histoire

L’évolution de la Compagnie de Jésus depuis les années 1960 a donc été d’abord marquée par la manière dont les jésuites eux-mêmes se définissent et situent leur mission dans l’Église et dans le monde. D’autres facteurs ont contribué à renforcer cette identité. Par exemple, un meilleur accès aux sources de l’histoire de la Compagnie qui permettent aux jésuites de mieux connaître com­ment Ignace de Loyola et ses premiers compagnons concevaient le projet communautaire et apostolique de la Compagnie.

Certes, l’édition critique de ces documents et leur publication dans les Monumenta Historica Societatis Iesu datent du XIXe siècle déjà, mais leur contenu a été diffusé surtout à partir des années 1950, dans des revues dirigées par des jésuites. Cela a fait connaître à un plus large public la tradition ignatienne et la spiritualité qui en découle. On peut mentionner Manresa, la plus ancienne, publiée en Espagne depuis 1925, Christus, en France, The Way, en Angleterre, Studies in the Spirituality of Jesuits, aux États-Unis… Il fau­drait aussi évoquer les auteurs jésuites qui ont permis d’approfondir la spiritualité de saint Ignace et des premiers compagnons, comme Pedro de Leturia, Hugo et Karl Rahner, Michel de Certeau, Gaston Fessard et bien d’autres, au cours des années 1950 et 1960.

Soulignons enfin le rôle important qu’ont joué les congrégations générales, depuis la 31e (1965-1966) te­nue durant le concile Vatican II et peu de temps après, jusqu’à la 36e en 2016. Toutes ces rencontres se sont déroulées sous le regard des pontifes romains alors en fonction.

Paul VI, le 16 novembre 1966, au terme de la 31e congrégation, exprimait la confiance que l’Église mettait en la Compagnie et l’importance de son aide depuis sa fondation. Mais il ajoutait: «L’Église, par la bouche de celui qui vous parle, estime-t-elle encore avoir besoin et être honorée du service militant de la Compagnie? Celle-ci est-elle encore aujourd’hui à même de s’acquitter efficacement de l’œuvre immense de l’apostolat moderne, accrue en extension et en qualité?»[5]

Le pape François s’adressa à son tour aux délégués de la 36e congrégation, le 24 octobre 2016, après l’élection du supérieur général actuel Arturo Sosa, en se solidarisant avec eux et en leur rappelant que «servir selon le bon esprit et discerner fait de nous des hommes d’Église -non cléricaux, mais ecclésiaux- des hom­mes pour les autres sans rien de personnel qui isole, mais en mettant en commun en vue du service tout ce que nous avons en propre… Marchons en nous faisant tout à tous afin de chercher à en aider quelques-uns.»[6]

Cinquante ans séparent les interventions de deux papes à deux rencontres de jésuites, à un moment où des représentants de l’ensemble des membres de la Compagnie de Jésus viennent d’élire un nouveau supérieur général. Ce qui est frappant, c’est le ton des deux intervenants: le premier ne tait pas la reconnaissance de l’Église pour tout le service rendu depuis ses lointains débuts, mais n’hésite pas à exprimer des doutes quant à la fidélité de la Compagnie à sa mission dans le proche avenir; le second, tout au long de son entretien, laisse voir les liens qui le rattachent à ceux à qui il s’adresse comme l’un des leurs et la communion de pensée qu’il partage avec eux.

Arrupe, le passeur

Durant ces cinquante ans, trois supérieurs généraux ont été à la tête de la Compagnie: Pedro Arrupe de 1965 à 1983, mais empêché durant les deux dernières années d’assumer sa fonction à cause de problèmes de santé, Peter-Hans Kolvenbach de 1983 à 2008, et Adolfo Nicolas de 2008 à 2016. Philippe Lécrivain leur attribue à chacun un qualificatif: un passeur, un réconciliateur et un animateur discret et efficace.[7] Ils ont en commun le fait d’avoir été missionnaires à l’étranger: Pedro Arrupe et Adolfo Nicolas, d’origine espagnole, au Japon, et Peter-Hans Kolvenbach, néerlandais, au Liban. Les trois ne faisaient pas partie du conseil du supérieur général qui les avait précédés. Et les trois, même s’ils avaient été nommés à vie, se sont prévalus, en présentant leur démission, d’un décret voté à la 31e congrégation générale qui stipule que «pour une raison grave, qui le rendrait définitivement incapable de porter sa charge, le P. Général peut, en con­science et en droit, renoncer à celle-ci.»[8Vient de paraître: Pierre Emonet Pedro Arrupe, un réformateur dans la tourmente Paris/Bruxelles, Christus/Lessius 2022, 256 p.

Pedro Arrupe est celui des trois supérieurs à avoir vécu les années les plus difficiles. Ce passeur a aidé les jésuites de la seconde partie du XXe siècle à mieux comprendre leur vocation, en les orientant, par ses écrits inspirants, vers des besoins nouveaux du monde et de l’Église. Il a marqué plusieurs générations de jésuites par son dynamisme spirituel et il reste encore une inspiration pour les plus jeunes qui le con­nais­sent uniquement par ses écrits et sa vision apostolique toujours actuelle.[9]

Auteur d'une biographie en français sur Pedro Arrupe sj (Christus/Lessius 2022), Pierre Emonet sj, directeur de choisir, présente en vidéo le saint jésuite en cinq minutes chrono!

Il a été le premier supérieur général à visiter ses compagnons, un peu partout à travers le monde, pour connaître les lieux où ils étaient engagés et pour les encourager -en particulier ceux qui avaient choisi de partager la vie des pauvres. À ces derniers, il a souligné que le plus important n’était pas qu’ils vivent comme eux, mais qu’ils soient avec eux et que leur présence soit vue comme un appel à ne pas se résigner à vivre dans la misère. Il a ainsi été à l’origine du Service jésuite des réfugiés, qui a récemment célébré le 40e anniversaire de sa fondation.[10]

Les supérieurs généraux qui viendront après lui suivront son exemple. Comme les prophètes, le Père Arrupe savait utiliser des formules qui imprègnent les mémoires. Aux jésuites engagés en éducation et à leurs collègues, il dit en 1973, au congrès européen des anciens élèves des jésuites, à Valence, qu’ils devaient former «des hommes pour les autres». Il a été un des initiateurs du mot inculturation, qu’il définissait ainsi: «l’incarnation de la vie et du message chrétiens dans une aire culturelle concrète».[11] En d’autres termes, pour atteindre l’autre, il faut d’abord entrer dans sa mentalité et l’aimer pour ce qu’il est.[12]

Dans les traces d’Arrupe

Peter-Hans Kolvenbach, un réconciliateur, a été supérieur général de 1983 à 2008. Dans les premières années de son gouvernement, il s’est attaché à répondre aux attentes des autorités vaticanes en contribuant à la mise en œuvre du concile Vatican II et en stimulant l’intérêt des jésuites, surtout les théologiens et les écrivains, à la question de l’athéisme et au dialogue œcuménique, comme le souhaitait Jean-Paul II. Il s’est inscrit aussi dans les traces de Pedro Arrupe qui avait fait une priorité d’unir étroitement l’annonce de l’Évangile à la prise de conscience des inégalités et des injustices dans la société.

Au moment d’accepter sa démission, à la congrégation générale de 2008, les délégués ont tenu à relever ce que le P. Kolvenbach avait accompli durant la longue période de son Généralat: «Vous avez su piloter le navire de la Compagnie avec sérénité, sachant garder en même temps fidélité à l’Église et fidélité au charisme exprimé dans ses Constitutions et ses dernières con­grégations générales.»[13]

Adolfo Nicolas, un Espagnol, discret et efficace, avait pour sa part passé une grande partie de sa vie de jésuite au Japon, comme Pedro Arrupe. Il n’a été que huit ans à la tête de la Compagnie, avant de présenter sa démission pour des raisons de santé. Celui qui a été chargé, au nom des délégués à la congrégation générale, de le remercier de ce qu’il a accompli comme supérieur générale, a déclaré: «Vous nous avez constamment rappelé la perspective univer­selle de notre mission, au-delà des limites étroites des régions, des nations ou des provinces, et vous nous avez invités à la profondeur spirituelle pour éviter les risques de la médiocrité et de la superficialité.»[14]

Discerner en commun…

Un des acquis importants dans la vie de la Compagnie, au cours des cinquante dernières années, a été le discernement spirituel en commun. Ignace et ses neuf premiers compagnons y ont recouru pour décider si leur groupe avait un avenir. Peu de temps après leur arrivée à Rome, au début de l’année 1539, ils se réunirent durant trois mois pour «délibérer», à partir de deux questions: convenait-il que les compagnons restent en un seul Corps? et, si oui, convenait-il de faire vœu d’obéissance à l’un d’entre eux? «Entre ces deux questions, écrit Maurice Giuliani, le lien est défini par la voie missionnaire; c’est parce qu’ils seront dispersés par les missions que l’union en un Corps doit être envisagée et que cette union doit être scellée dans l’obéissance.» Et il ajoute: «Ce qui fait la décision, au bout du compte, selon le récit de 1539, c’est le fait même d’avoir délibéré en commun.»[15]

…et à l’écoute de l’esprit

Le supérieur général élu à la congrégation de 2016, Arturo Sosa, un Vénézuélien, a très vite invité ses com­pagnons jésuites et les «non-jésuites qui participent à notre mission» à se mettre ensemble à l’écoute de l’Esprit pour discerner communautairement quelles seraient les «préférences apostoliques universelles» (PAU), ces «lignes inspiratrices de tout ce que fait la Compagnie».[16] Le but visé par le P. Sosa est d’intégrer ces préférences dans la vie et la mission de la Compagnie, d’en faire, en quelque sorte, le dynamisme inspirateur ou la voix de l’Esprit saint.

Quatre préférences se sont imposées: Montrer la voie vers Dieu /Mar­cher avec les exclus /Cheminer avec les jeunes /Prendre soin de notre mai­son commune. Il reste maintenant, comme il l’a souligné, à les incarner dans la vie et la mission de la Compagnie, en demeurant ouvert à la voix de l’Esprit. Ignace n’invitait-il pas déjà ceux qui viendraient après lui et ses compagnons de la première heure à s’en remettre à Dieu pour la suite? «Il faut mettre en lui seul l’espérance qu’il conservera et fera avancer cette œuvre qu’il a daigné commencer pour son service et sa louange et pour l’aide des âmes.»[17] 

[1] Ignace de Loyola, Constitutions, alinéa 3, 1556.
[2] Compagnie de Jésus, 32e Congrégation générale, décret 4, alinéa 2.
[3] Formule de l’Institut de 1540, alinéa 3.
[4] Philippe Lécrivain, Les Jésuites. Une synthèse d’introduction et de référence qui éclaire l’histoire, la pensée et l’actualité de l’ordre jésuite, Paris, Éditions Eyrolles 2014, p. 152.
[5] Cf. Compagnie de Jésus, 31e Congrégation générale, p. 369.
[6] Cf. Compagnie de Jésus, 36e Congrégation générale 2017, Documents complémentaires, p. 97.
[7] Philippe Lécrivain, op. cit., pp. 149-153.
[8] Compagnie de Jésus, 31e Congrégation générale, Décrets, alinéa 612.
[9] Notre revue a consacré plusieurs articles à cette figure majeure de la Compagnie, dont: Raymond Bréchet sj, «Pedro Arrupe, prophète et réformateur», in choisir n° 375, mars 1991, pp. 6-10; Henri Madelin sj, «Le Père Arrupe, à l’écoute d’une époque», in choisir n° 451, juillet 1997, pp. 8-9; et Pierre Emonet sj, Pedro Arrupe, un saint dans la tourmente, in choisir n° 575, novembre 2007, pp. 9-13. (n.d.l.r.)
[10] Cf. Tom Smolich sj, JRS – Vers un nous toujours plus grand, 14 novembre 2021. (n.d.l.r.)
[11] Pedro Arrupe, Itinéraire d’un jésuite. Entretiens avec Jean-Claude Dietsch sj, Paris, Centurion 1982, p. 76.
[12] Cf. Alain Woodrow, dans un compte-rendu du livre de Jean-Claude Dietsch op. cit., publié dans le journal Le Monde, en 1982.
[13] Compagnie de Jésus, 35e Congrégation générale 2008, Décrets, p. 189.
[14] Compagnie de Jésus, 36e Congrégation générale 2017, Décrets, p. 120.
[15] Maurice Giuliani sj, Ignace de Loyola, Écrits, Paris Desclée de Brouwer/Bellarmin 1991, p. 270.
[16] Cf. Arturo Sosa sj, En chemin avec Ignace. Conversations avec Dario Menor, Bruxelles/Paris, Fidélité/ Éditions jésuites 2021, p. 93.
[17] Ignace de Loyola, op. cit., dixième partie, alinéa 812.

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