«A ce moment l’aube se leva; sachant que Shéhérazade ne commencerait à parler qu’à la nuit, le préfacier en profita et, baisant le sol devant le roi lecteur, il dit...» (Mille et une nuits.)
Spécialiste de littérature anglaise, Gérard Joulié a traduit de nombreuses œuvres pour les éditions l’Âge d’homme, notamment de Chesterton et Saki. Il participe depuis 1984 à la rubrique lettres de choisir. Il publie des recueils de poèmes et de prose sous le pseudonyme Sylvoisal.
L’automne arrive, et avec les attendus prix Nobel 2016. L’an passé, le prix littéraire a distingué pour la première fois une femme de langue russe, Svetlana Aleksandrovna Alexievich, pour son œuvre engagée et courageuse, qui part et parle des profondeurs du cœur. Et qui dénonce les mensonges de l’État soviétique.
« Si tu es blessé, ne crains pas de m’appeler. Appelle-moi, toute honte bue. Et moi, j’irai jusqu’à ta porte, même par des chemins semés d’épines. Je veux que personne, même pas Dieu lui-même, n’ajuste l’oreiller sous ta tête. » (Gabriela Mistral, Poemas del éxtasis, IX)
Svetlana Aleksandrovna Alexievitch raconte qu’elle était en train de repasser du linge lorsqu’elle reçut l’appel de l’Académie de Suède lui annonçant qu’elle était la lauréate du prix Nobel de littérature 2015. L’écrivain habite un petit appartement à Minsk, au bord d’un lac, logement qui changea d’aspect dans les jours qui suivirent ce fameux appel téléphonique.
article dans sa revue de l’automne et propose ici la vidéo de la conférence qu’il a donnée à l’Espace Fusterie de Genève, en juin 2016, dans le cadre des rencontres «Un auteur, un livre».
Homme de lettres et de sciences, Alexis Jenni n’avait enfant qu’une image floue de la foi. Pourtant, du plus loin qu’il se souvienne, l’écrivain français avait «le goût de Dieu». De son parcours d’athée à sa rencontre avec Lui, il a fait un livre : «Son visage et le tien». Choisir lui consacre unEn 1816, la romancière anglaise Mary Shelley rédige à Cologny l’histoire d’une pathétique créature cadavérique qui épouvante la société d’alors. Ce faisant, elle pose les jalons d’un imaginaire littéraire de l’expérimentation humaine et animale, menant à la post-humanité.
Après le Golem (hercule argileux de la kabbale), qu’anime le rabbin Loew dans le ghetto de Varsovie sous Rodolphe II de Habsbourg,[1] la figure de la créature révoltée contre son créateur inspire la romancière Mary Wollstonecraft Godwin, bientôt Shelley. Ayant fui l’Angleterre puritaine de la Regency, elle s’installe en mai 1816 à Cologny (villa Diodati, surplombant Genève), avec sa demi-sœur Claire Clermont et son futur mari, le poète Percy B. Shelley. Les accompagnent l’écrivain Lord Byron et le médecin William Polidori.
Pascal Quignard,
Critique du jugement,
Paris, Galilée 2015,
264 p.
Les mystiques sont hérétiques car leur affaire est de trouver Dieu par des voies singulières. Leur démarche n’est pas en accord avec l’intention simple et somme toute assez démocratique qui est visible dans l’Evangile : le même Dieu pour tous. Les mystiques se posent en aristos, en spécialistes, en connaisseurs de Dieu - eux qui se méfient tant du savoir et qui prétendent que Dieu est inconnaissable et qu’il ne se connaît même pas lui-même - et se réservent une grâce choisie, trouvée par une voie savante et ardue - fût-elle celle du blâme, fût-elle contraire à tout savoir, qu’il soit philosophique ou théologique.
Pascal Quignard s’inscrit indéniablement dans cette lignée de mystiques plus ou moins sauvages dont l’Eglise a gardé certains dans son giron et dont elle a excommunié beaucoup d’autres. Dans le cas de Quignard elle n’aura pas d’excommunication à prononcer, ce dernier s’étant, si j’ose dire, excommunié lui-même depuis longtemps en déclarant sinon haut et fort, du moins dans chaque ligne de ce qu’il écrit, son athéisme.
Lucien d’Azay,
Keats, Keepsake,
Paris, Les Belles
Lettres 2014, 224 p.
Edgar Poe, qui avait lu Keats, disait qu’à côté du roi des cieux, sur un autre trône, se tenait un autre Dieu, plus terrible encore et plus beau. Je rapproche cette pensée de ce qu’écrivait Keats à sa fiancée Fanny Brawne, à savoir que pour décrire le culte qu’il vouait à son être physique, « il lui faudrait un mot plus éclatant que celui d’éclat, plus beau que celui de beauté ».
Franz Kafka n’est jamais devenu un adulte. C’est le meilleur moyen pour devenir un écrivain, bien que Kafka n’ait jamais voulu en devenir un. L’enfant ne vit pas dans le monde, n’a pas besoin de reconnaissance sociale, ni de gagner son pain. Il vit dans l’imagination. Il n’a pas besoin de devenir Napoléon. Il est Napoléon. Cette puissance imaginative, l’adulte qui doit faire son chemin dans la société, exercer un métier, nourrir une famille, la perd.
Le Prix Rambert de la Section vaudoise de la Société d’étudiants de Zofingue est décerné cette année à Philippe Rahmy pour son roman Allegra (Éditions La Table Ronde, 2016). En 2012, choisir consacrait un article à cet écrivain et analysait son œuvre. L’écriture de Rahmy soulève la souffrance, mais elle la traverse aussi. A lire ici.
Biographiquement parlant, Philippe Rahmy est né à Genève en 1965. Il a étudié les lettres à Lausanne où il vit actuellement. Egyptologue, il est philosophe, poète et... atteint de la maladie des os de verre. Voilà pour les repères (succincts, j’en conviens), les marqueurs sociaux. Mais un diagnostic médical, cela fait-il partie d’une biographie ? Maladie des os de verre : Philippe Rahmy ! Bio, c’est vie. Graphie : écriture. Philippe Rahmy déroule une écriture de vie, dans le corps, avec l’esprit, et dans la douleur d’une souffrance qui la raconte et en la racontant, la dépasse. Les mots pèsent lourds dans sa bouche, ils ne sont pas innocents, mais forment corps, masse, presque des organes hors du corps vivant d’une vie propre.
Philippe Rahmy, en plus de collaborations régulières à la revue remue.net, (1) cofondée avec François Bon, a publié deux ouvrages majeurs chez Cheyne éditeur : Mouvement par la fin, sous-titré Un portrait de la douleur (2005), et Demeure le corps, sous-titré Chant d’exécration (2007), dans la collection «grands fonds». Ces deux livres ne pouvaient trouver meilleure collection et collection meilleurs ouvrages pour illustrer l’apnée mais aussi l’appel d’air des abysses où ils se meuvent. Grandes profondeurs, en effet.
L’écriture de Rahmy soulève la souffrance, mais elle la traverse aussi. Il ne s’agit pas ici du témoignage d’une promenade de santé. Pourtant, nul misérabilisme. Il y a une grande force dans cette exploration de l’enfermement. Mouvement par la fin, tout d’abord, commence presque à reculons : «Je me résous à parler puisque cela aussi sera emporté.» Ecriture dans le silence, mais aussi contre celui-ci. Entre l’économie d’un souffle court et des phrases qui se déroulent comme des bandages, on perçoit le pouls de celui qui s’auto-observe. La souffrance ramène, inlassablement, au corps. Mais la scission entre le corps et l’esprit est minée, rendue vaine. On comprend bien alors : le cerveau, c’est un organe et tout dans les mots sont du corps. Rahmy fait éclater les dualismes et les bipartitions. Il écrie du corps.
Pendant longtemps Proust ne travailla pas, occupé qu’il était à aller dans le monde, à écrire des lettres affectueuses et louangeuses à ses amis ou à des dames de l’aristocratie qui le recevaient dans leurs salons et leurs châteaux, à coucher avec des jeunes gens, du peuple pour la plupart. Mais il avait toujours conscience de perdre sa vie et son âme en futilités mondaines, et peu à peu il s’aperçut de l’insignifiance et du néant de l’amitié, du monde, des conversations et de l’amour. Un jour il cessa ses activités mondaines, s’enferma dans sa chambre comme le recommande Pascal et rappela ses souvenirs.[1]
Platon, dans Le Phaïdros, décrit Socrate comme Suétone montrera César s’immobilisant devant le Rubicon : « Comme j’allais traverser une petite rivière, un signal tout à coup se produisit dans l’air et m’arrêta. » La voix de son démon lui dit : « Suspends tout mouvement. Ne te risque pas plus avant ! » Socrate, sur le bord de la rive, se fige. Le monde a fini son œuvre, il a fini d’exercer son attraction et son ensorcellement sur Socrate. Tout s’arrête alors.
Bleu azur, mauve délicat, orange crème, noir velours : les iris s’étirent vers le ciel avec la fierté de milliers de paons. Comme chaque année, le Jardin des iris du Château de Vullierens est un enchantement. Je déambule parmi les couleurs, comme dans le film Dreams de Kurosawa (1990), dans lequel un amoureux de Van Gogh plonge dans un paysage à l’huile. Mais les visiteurs sont encore plus extraordinaires que les fleurs. Là, un vieux monsieur s’agenouille devant un iris grenat pour le photographier en très gros plan à l’aide d’un énorme appareil photo; plus loin, une jeune fille s’accroupit pour attraper un iris turquoise dans l’écran de son smartphone. Des centaines de personnes courbées en train d’immortaliser les pétales ourlés : heureux pays que celui où ses habitants s’agenouillent devant la nature!