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SilbersteinLe lecteur ne trouvera pas ici de ces petits haïkus de rien du tout qui ont la consistance d’un nuage disparu aussitôt qu’apparu, mais le flot tumultueux d’une vie passée au filtre de la poésie, le chant d’un samouraï résonnant du cliquetis des épées comme dans un roman de Stevenson ou de Chesterton et suintant et saignant des blessures inguérissables de l’immortelle enfance, ce bloc indestructible émergeant de la mer du néant rouvertes et limées par le couteau du vers.

vendredi, 28 février 2020 10:38

Pensées pour une saison

2019 BITTAR HIVEREn couverture du livre Pensées pour une saison - Hiver, l’aquarelle de l’artiste suisse Alice Foglia (1924-2018) ouvre le chemin. Après 17 ans dans le bush australien, Gabriel et Jacqueline Bittar sont revenus prendre leur retraite en Suisse. Gabriel, qui aime vivre caché, veut aussi partager avec d’autres ce qui l’a animé chaque jour et qu’il a noté au fil du temps, «au contact étroit de la nature profonde» et avec ses chats qui lui ont donné «des leçons de vie». C’est une sorte de journal, remanié, réorganisé, des libres propos en toute liberté pour prendre du recul et essayer de comprendre le monde. Quatre tomes sont prévus, un par saison, et le deuxième, Printemps, vient de sortir.

livre deonnaC’est dans le cadre de la librairie du Vent des Routes, à Genève, que Laurence Deonna, le jour de ses 83 ans, le 29 janvier 2020, a présenté son dernier livre en présence de Lira Baiseitova, cette journaliste Kazakhe qu’elle a soutenue et accueillie dans son exil en Suisse.

Le 3 mai 2002, j’avais déjà rencontré Lira en compagnie de quatre femmes que Laurence Deonna avait invitées pour partager sur leur dur quotidien de journalistes agressées et poursuivies dans des pays totalitaires, pourris par la corruption. Il y avait là Lena Daneiko (Biélorussie), Hydamis Acero Devia (Colombie), Lira Baiseitova (Kazakhstan), Shiran Abadi (Iran) et Sy Koubo Gali (Tchad).

NQF 381Il faut «oser penser un engagement féministe et religieux», proclame l’éditorial de la revue Nouvelles questions féministes (NQF) sur les Féminismes religieux-spiritualités féministes. L’injonction pourrait s’adresser à celles qui pratiquent une religion et n’osent pas s’afficher féministes, autant qu’aux féministes séculières supposées en rupture avec toute référence religieuse. Les textes qui suivent cherchent à démontrer que pratique religieuse et féminisme, loin d’être antagonistes, peuvent produire de belles synergies. On cite Sarah Grimké, puisant dans la Bible des arguments contre ceux qui refusent l’accès des femmes à la prédication et justifient l’oppression des Noirs et des femmes. Avec sa sœur Angelina, Sarah Grimké luttait pour les droits des femmes en même temps que pour l’abolition de l’esclavage.

LèbreIls occupent la Une des médias et font émerger des milliers de posts ou de tweets de protestation sur les réseaux. Les scandales, infiniment divers, fournissent l’occasion de prendre position et de participer à la vie politique. De là à se réjouir qu’ils éclatent, il n’y a qu’un pas. Mais si les scandales mettent au défi notre raison, il est parfois tentant de les réduire au sentiment qu’ils produisent, l’indignation. Jérôme Lèbre prend cet affect très au sérieux, il l’analyse jusque dans la provocation, artistique notamment.

Jérôme Lèbre, Scandales et démocratie
Paris, Desclée de Brouwer 2019, 212 p.

mardi, 03 décembre 2019 12:06

C’est l’emploi qu’on assassine

Écrit par

BrandtJean-Marie Brandt, Daniel Canova, Jean-Philippe Chenaux
C’est l’emploi qu’on assassine
Contre la finance-casino, pour une économie au service de l’homme
St-Maurice, Saint-Augustin 2019, 326 p.

Trois économistes confrontent ici la Doctrine sociale de l’Église avec les données économiques, notamment américaines et helvétiques. La pertinence de la tradition chrétienne récente est bien mise en valeur (primat de la dignité du travailleur, justice sociale, bien commun, subsidiarité solidaire, soutien des plus faibles, destination universelle des biens). Une heureuse insistance souligne les problèmes sociaux posés par le déni d’information systémique. Ici, pas de grandes théories, j’allais dire, juste des chiffres et des lettres; chiffres bien choisis, lettres bien exposées. C’est clair.

vendredi, 22 novembre 2019 17:36

Recensions n° 694

© Illustration, Nicolas FossatiJacques Le Brun
Dieu, un pur rien. Angelus Silesius, poésie, métaphysique et mystique
Paris, Seuil 2019, 240 p.

Quel auteur spirituel a-t-il été cité avec admiration par Heidegger, Lacan, Derrida et de nombreux autres penseurs modernes de premier plan? Angelus Silesius. Le nom fait peut-être sourire, mais aimeriez-vous en savoir plus sur celui qui a écrit: «La rose est sans pourquoi »? Alors laissez-vous guider patiemment par Jacques Le Brun, spécialiste reconnu de la mystique du XVIIe siècle.

Dans son livre savant, il passe en revue les mots-clés du Silésien, qui sont aussi ceux de la mystique rhéno-flamande: la Déité, le rien, l’essence, le fond, l’abîme, l’abandon, la désappropriation... Ce parcours exigeant, qui fait des détours par l’allemand, délivre plusieurs leçons capitales.

Il montre d’abord que pour évoquer le pèlerinage intérieur, rien n’est plus expressif sans doute qu’un recours simultané à la poésie et à la philosophie. Il fait comprendre ensuite que le cœur de la vie spirituelle, c’est la déification ou divinisation, qui est aussi naissance du Verbe en l’homme. Oui, avant que la Contre-Réforme ne brise les élans mystiques, les plus grands auteurs n’avaient pas peur d’évoquer une transformation en Dieu. Le Brun montre que s’il s’agit de «devenir Dieu» et même «plus que divin», ce but n’est sans doute jamais atteint. Il fait comprendre également que si Dieu est parfois assimilé au «rien», cela ne signifie pas qu’il «n’est pas», mais qu’il «n’est pas ceci et cela» ou qu’il «est rien et tout».

Ces brèves références le montrent: l’analyse est si précise qu’elle peut paraître trop distante. Elle n’en met pas moins en évidence la très haute tenue intellectuelle et littéraire de l’œuvre de Silesius, ainsi que sa stupéfiante audace. Elle prouve que celui-ci ne prônait pas une simple dissolution dans le grand tout.

Après avoir parcouru ces pages, le lecteur se demandera: où sont aujourd’hui les mystiques, à la fois penseurs et poètes, qui pourraient raviver la soif d’un Dieu qui «ne vit pas sans moi»? Des mystiques qui diraient en toute liberté que les «moyens» ou les médiations sont parfois des obstacles.

Yvan Mudry

 

Mariel Mazzocco
Le joyau de l’âme. Diamants et autres gemmes mystiques
Paris, Albin Michel 2019, 198 p.

«Peindre avec les mots cette réalité invisible que nous appelons âme», c’est la tâche qu’a affronté l’auteure, universitaire franco-italienne, spécialiste des écrits mystiques médiévaux et de l’âge baroque. Nous côtoyons Benoît de Canfield, Jacob Böhme, Madame Guyon, Hadewijch d’Anvers, Laurent de Paris, François Malaval, Jean-Jacques Olier, Marguerite Porete, Jan van Ruusbroec et Angelus Silesius, des auteurs des XIIIe, XVIe ou XVIe siècles, animés par l’énergie spirituelle qui est «lumière qui traverse le cristal de leur âme».

Nous parcourons leur chemin mystique, depuis la recherche de la perle qui ouvrira «la porte secrète de l’Aurore et fera briller la lumière du cristal de l’obscurité». Un chemin qui traverse «le miroir de la Sagesse éternelle, pour y découvrir de nouveaux horizons spirituels». L’âme s’affine et s’ouvre à la transparence. Elle se jette dans un abîme insondable et s’immerge dans l’immensité. Dans les profondeurs de l’océan spirituel, elle découvre «les vertus dont elle devra se revêtir pour être belle aux yeux de Dieu». «Une âme est un composé de feu et de cristal de roche», écrivait Etty Hillesum en 1942.

Tous ces mystiques ont atteint le sommet de la contemplation et sont redescendus sur terre avec le poids de la responsabilité, «à savoir la Parole qui a retenti au fond de leur âme et qui doit résonner à l’extérieur… Les mystiques n’habitent pas les cimes de l’esprit mais les rues de la cité.» La pensée mystique nous apprend à réunir l’un et le multiple, l’identique et le différent. «Elle nous invite à repenser notre être au monde et notre vivre-ensemble au-delà des frontières fabriquées par nos peurs.»

Mariel Mazzocco explore un univers de métaphores poétiques. Le voyage est ponctué de haltes, qu’elle nomme « éclats », où nous découvrons l’expérience mystique de celles et ceux qui nous entraînent dans des lieux sublimes, illuminant de leur clarté nos propres chemins spirituels -même si ceux-ci n’atteignent pas de tels sommets.

Marie-Thérèse Bouchardy

 

Marion Muller-Colard
L’éternité ainsi de suite
Genève/Paris, Labor et Fides/Bayard 2019, 72 p.

La théologienne Marion Muller-Colard nous entraîne toujours dans les profondeurs du cœur et ne rate pas une occasion pour donner à la réalité un sens pour plus d’humanité. Elle part à la rencontre de Nikola Zaric, sculpteur lausannois décédé en 2017. Voici ce qu’en dit Wikipedia: «Zaric apprécie la frontière floue séparant l’homme de l’animal; il désire créer une relation entre un no man’s land et un animal’s land, entre zoomorphisme et anthropomorphisme, tout en s’efforçant d’allier ses connaissances scientifiques à une approche poétique et artistique.»

Marion Muller-Colard fait une longue méditation sur la mort, sur le corps, sur l’art, à partir de la sculpture Le Christâne. Elle pointe l’«irréparable tension» où Zaric modela cette sculpture, «l’endroit de la ronde où naître et mourir convergent». Et elle déclare: «À son insu, Nikola me remet sur mon chemin d’Emmaüs, brûlant de paroles et de silence.» Quête initiatique en constante liaison avec les évangiles. «Ta mort m’a donné l’imaginaire, elle l’a renfloué d’un espace nouveau» :un imaginaire qui agrandit le réel.

Cette écriture en colimaçon aspire vers l’innommable. Entre deuil et désir, entre vie et mort, le langage n’est qu’une approche tâtonnante où la vie «ne se trace pas en ligne mais en ronde». L’auteure n’a pas hésité à monter à 3200 mètres d’altitude pour découvrir d’autres statues déposées là. Elle a aussi fait un détour par l’exposition de Pully, Hodler et le Léman, pour «prendre le courant ascendant des circonvolutions qui nous conduisent le long d’un invisible colimaçon qui ne se resserre qu’à l’infini, vers le centre». Un livre qui irrigue notre imaginaire et ouvre un espace à notre créativité.

Marie-Thérèse Bouchardy

 

Sylvie Staub
Cellules je vous aime. Récit d’une guérison inattendue
préface de Rosette Poletti
Bière, Cabédita 2019, 272 p.

Voici le témoignage bouleversant d’une femme, mère de trois enfants qui, à l’âge de 40 ans, se voit diagnostiquer un cancer rare, très grave. Après avoir été à plusieurs reprises proche de la mort, de l’avoir même sentie, elle peut, quinze ans après, témoigner de tout ce qu’elle a appris : s’écouter, se faire confiance et trouver le chemin.

Elle nous confie avec simplicité qu’elle n’avait, au centre de son désespoir, qu’une chose à faire : chercher à vivre ! Un soir, assise sur un muret de son jardin, elle est aspirée vers le haut: un balcon où l’on parle à la fois la langue de la terre et celle du ciel. Elle y trouve l’encouragement et la volonté pour continuer sa route sur terre, tout en criant: «Dieu, tu as permis ce cancer, maintenant occupe t’en!»

Un long travail commence, celle de sa responsabilité dans la maladie. Nous la suivons, pas à pas, à travers ses questionnements, sa psychanalyse, ses peurs, ses chimiothérapies qui provoquent des fatigues écrasantes. Pour se faire un peu de bien, elle se met à lire le Nouveau Testament en grec-français. Elle pleure aussi beaucoup et se sent souvent confinée dans la solitude.

Sa question,  D’où vient-il ce cancer?», n’a pas de réponse. Le psychanalyste lui dit «que son avenir dépend de sa capacité à renoncer à croire que la maladie est une punition». Elle se le tient pour dit et accepte de ne pas comprendre. La foi l’aide, elle se sent proche de Dieu... «Je ne sais pas pourquoi, je m’adresse à lui comme s’il était mon meilleur copain.» De rémissions en récidives, elle subit quatre opérations, puis un grand tournant se fait: son cœur s’éveille, les voiles tombent. Il y a une révolution en elle, celle de la pleine conscience, qu’elle enseignera par la suite.

Dans son épilogue, elle revoit son parcours et remercie celles et ceux qui l’ont aidée, et il y en a beaucoup : membres de sa famille, amies et amis, médecins. Elle offre en annexe un petit vade-mecum de sa guérison, un plaidoyer pour la médecine palliative et pour l’art de parler au patient.

Un parcours incroyable, écrit dans une langue profonde et poétique, qui invite à faire confiance à la vie. Quand des portes se ferment, d’autres s’ouvrent! Merci d’un témoignage si sincère.

Marie-Luce Dayer

 

Raoul Pastor
Un été avec Geronimo
Genève, Slatkine 2019, 136 p.

Derrière l’acteur, l’homme. Celui que l’on devinait caché sous les nombreux rôles qui nous ont enchanté lève un peu le voile. L’ancien directeur du Théâtre des Amis à Carouge se livre avec pudeur. Évoquant un été passé en compagnie de son grand-père, en Catalogne, Raoul Pastor laisse entendre quelque chose de lui-même. Certes, il ne s’agit pas d’un journal intime ni d’un album de souvenirs, encore moins d’une biographie. Par petites touches impressionnistes, l’auteur revient sur une courte période dont le souvenir est encore brûlant : un temps où la vie, qui risquait de s’étioler par l’absence de ses parents occupés ailleurs, allait de l’avant envers et contre tout, pleine d’impressions, de sensations et d’enseignements décisifs.

Grand-père Geronimo, une personnalité forte, courageuse, d’une tendre rudesse si proche et aimante, le rassure. Il est le lieu de son enracinement, où il prend conscience des soifs jamais éteintes qui ne le lâcheront pas, jusque dans l’âge mûr. L’immense besoin d’être aimé, d’être en compagnie, qui le rendait sage, trouve auprès de Geronimo le biotope nécessaire. « Je me sentais chez moi, comblé, sans désir d’ailleurs ou d’autre chose. » Les grands-parents remédiaient au manque d’appartenance. Admiration réciproque entre le petit garçon de six ans et celui qui en avait près de soixante. Le petit, qui voudrait tellement être comme le grand-père, s’entraîne à imiter ses gestes, sa manière de se déplacer; il copie «son visage qui se penchait sur la soupe du soir et son regard qu’il déplaçait de l’un à l’autre avec l’air de quêter quelque chose.»

En dépit de tout, malgré Geronimo et la muette amitié des chiens -Rumbo en Catalogne autrefois et Caillou aujourd’hui-, la blessure de la solitude est trop profonde pour qu’elle puisse quitter son jardin. Peut-être était-elle même ce que le grand-père et le petit-fils avaient le plus en commun, scellant leur connivence. Constat amer et résigné de celui qui, réaliste, a appris «à vivre par étapes où chaque palier est une victoire».

Tout cela est dit avec pudeur, à travers des allées et venues entre hier et aujourd’hui, dans une langue d’acteur, qui porte autant d’émotion que de force, même si l’auteur a quitté les planches pour évoquer son destin.

Pierre Emonet sj

 

Christine Rebourg-Riesler
Le crépuscule d’un homme
Les Plans-sur-Bex, Balland 2018, 104 p.

Lorsque la démence « explose le temps, la logique, qu’elle rétrécit l’espace et rompt le dialogue », qu’elle envahit le champ de l’amour, les questions taraudent celle qui a accompagné son mari dans la maladie pendant dix ans. «Où vas-tu? C’est quoi aimer? C’est quoi un homme lorsqu’il perd la conscience de lui-même? Est-ce qu’il est encore quelqu’un?...» Elle «creuse la matière jusqu’à l’absurde», pour rester debout, vivante.

Dans la terrible traversée de deux êtres tenus par l’amour, dans la douleur insoutenable de ces «dix années comme un arrêt en plein vol», Christine Rebourg-Riesler écrit «pour dresser les mots contre ce gouffre», pour ne pas sombrer. Elle n’élude ni les révoltes ni la «traque de ces petits riens… de ces détails infimes d’une vie qui palpite». Celles ou ceux qui ont vécu ce genre d’expérience ne peuvent que communier à ce parcours douloureux contre l’épuisement, à cette volonté de ne pas trop faire porter à autrui la souffrance qui appartient au couple, à la mise à distance de soi-disant amis qui ne peuvent supporter la situation...

Ce livre est sublime, car il mêle l’abîme de la douleur à la cime de l’amour. Il est le chemin de deux êtres unis par la souffrance comme par l’amour, jusqu’à l’éternité. Le méditer, c’est laisser monter en soi, dans n’importe quelle circonstance, la sève de la vie.

Marie-Thérèse Bouchardy

 

Jeanne Bernard-Amour
Un rien passionné. Stanislas Breton à l’œuvre
Louvain-La-Neuve, Presses universitaires de Louvain 2019, 368 p.

Comment habiter sainement le monde? Comment y vivre sans être défiguré ni anéanti par l’Infini qui le transcende? De quelle manière s’appuyer sur ce qui à la fois fonde, excède et accomplit l’humain? Et comment s’aventurer concrètement sur ce qui semble n’être qu’une ligne de crête invisible? Telles sont les questions radicales auxquelles tente de répondre cet ouvrage.

S’appuyant, tout en l’exposant, sur la pensée difficile et complexe de Stanislas Breton, éminent métaphysicien de la relation, l’auteur cherche à distinguer entre le «néant par excès», qui donne Vie, et le «néant par défaut», qui détruit et anéantit. Reconnaître l’au-delà et l’en-deçà de l’Être comme deux limites infranchissables, c’est découvrir sa corporéité propre, apprendre à demeurer dans une relation ajustée à soi, aux autres avec qui nous faisons monde, et à l’Absolu.

Si l’auteure s’aventure dans cette recherche, c’est qu’à l’instar de Breton elle sait d’expérience ce qu’une souffrance mal habitée peut avoir de destructeur. Y passer sans trépasser, c’est identiquement être marqué par l’éclair résurrectionnel de la vie exhaussée et vécue alors dans toute son amplitude.

Avec rigueur et souplesse, n’hésitant pas à convier les poètes à la table du discours, Jeanne Bernard-Amour trace un axe selon lequel il serait possible de se tenir debout au milieu même de la complexité dans laquelle nous vivons. Celui qui s’adonnera à cette lecture exigeante et stimulante découvrira peut-être à son tour quelques pistes pour, traversant l’être et le non être de l’humain, s’ouvrir à la divine douceur. En sa chair, il éprouvera la joie spirituelle.

Luc Ruedin sj

 

David Hollenbach
Bien commun et éthique chrétienne
Paris, Éditions jésuites 2019, 288 p.

Ce livre bien pensé intéressera les étudiants en théologie, département de morale sociale. Il profitera également aux intellectuels qui, n’ayant pas peur d’un texte dense, austère, mené d’une manière très universitaire, veulent comprendre l’apport de la notion de bien commun pour un meilleur vivre-ensemble aujourd’hui. Aux plus pressés, l’excellente préface de Gaël Giraud sj suffira. Qu’il suffise de dire que le bien commun, terme issu de la tradition aristotélico-thomiste, se démarque avec bonheur de la conception libérale moderne.

Aujourd’hui la souveraineté individuelle apparaît comme la base du vivre ensemble. En suit une logique purement contractuelle, où chacun limite son engagement envers les autres à ce qu’il a souverainement accepté par contrat (ou subi par contrainte). D’où la violence propre à notre société.

Cet ouvrage date de 2002. Traduit de l’américain, il reflète les débats d’outre-Atlantique mais permet aussi de comprendre, via le rappel exigeant du bien commun, que la tradition chrétienne ne saurait s’enfermer dans la dévotion individuelle où veut la confiner une laïcité mal comprise d’inspiration libérale.

Étienne Perrot sj

 

Jérôme Lèbre
Scandales et démocratie
Paris, Desclée de Brouwer 2019, 212 p.

Sous quelque forme qu’elle apparaisse, la démocratie -Alexis de Tocqueville l’avait amplement souligné- repose sur l’idée d’égalité. D’où l’indignation spontanée devant les scandales. La mise au jour des détournements de fonds, des avantages indus et des corruptions venus de personnages politiques ou de magistrats dont on attend qu’ils soient aussi irréprochables que la femme de César ne peut qu’affaiblir la démocratie.

La puissance des nouveaux outils d’investigation et de diffusion médiatique accentue le phénomène, en donnant l’impression d’une faillite possible -voire imminente- de la démocratie. Avec juste raison, Jérôme Lèbre fait de la provocation une compagne du scandale. L’une comme l’autre se nourrit du conformisme, qui est la toile de fond de l’égalité propre à la démocratie.

Dans une écriture serrée, dense et difficile à lire, qui demande beaucoup au lecteur, le philosophe auteur de ce livre met au jour le soubassement culturel de ces scandales à répétition. Il pointe l’inadéquation de la réponse qui, pour redresser la barre, en appelle uniquement à la loi, aux règlements, procédures, protocoles, rubriques et sanctions; il en appelle au Droit, qui transforme le scandale en «affaires», préférant le souci d’une justice respectueuse de la singularité des êtres qui peuplent la planète. C’est un beau programme, toujours en devenir, pour les vrais démocrates.

Étienne Perrot sj

 

Olivier Abel
Le vertige de l’Europe
Genève, Labor et Fides 2019, 184 p.

Dans ce petit livre parfois touffu mais serti de vraies perles, Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté de théologie protestante de Montpellier, proche de Paul Ricoeur, nous confronte au destin contrasté de notre continent, guerrier à l’interne, guerrier en-dehors, en même temps riche d’une destinée commune. L’auteur nous le rappelle d’emblée: «Le XXe siècle, c’est Verdun, Auschwitz et le goulag...»

Au substrat préceltique issu d’une longue préhistoire se sont mêlées de nombreuses sources: l’Antiquité méditerranéenne, grecque, romaine, judéo-chrétienne; les peuplades nordiques et germaniques ; les marches de l’Est et du Sud, dont l’Europe n’a jamais su que faire. Europe aux racines profondément chrétiennes, puis recouvertes du manteau d’une laïcité d’État, et qui ne sait pas que dire à son voisin direct, le monde musulman.

«L’Europe a trop été une construction apolitique (...): on n’a pas mis en tête de sa construction l’armée, la défense commune, la diplomatie, ni l’invention d’une constitution politique véritablement commune et démocratique : on a mis en avant l’économie. (...) Cette Europe apolitique s’est fait connaître par la production de normes, de standards et de réglementations.» La manière dont l’unification européenne se fait illustre la dérive des logiques rationnelles et technocratiques, axées sur la performance économique et individuelle, et dont les éléments de langage (ouverture, compétitivité, croissance)sont répétés en boucle sans que cela leur donne pour autant davantage de sens. Au contraire, ces paroles creuses alimentent le repli sur des valeurs prétendument sûres, la nation, le néolibéralisme et le nationalisme, se confortant mutuellement dans leurs errements réciproques.

S’inscrivant dans le sillage de Simone Weil, Emmanuel Mounier et Albert Camus, Olivier Abel vise une troisième voie qui mobilise les valeurs humanistes et n’accepte pas que l’émotionnel soit abandonné à l’obscurantisme et aux fronts du refus. C’est au nom de l’identité européenne qu’il faut faire l’Europe. Mais quelle est cette identité? Elle est là, sous-jacente, et doit exister autrement que dans les postures de défense ou de conquête. Et l’auteur de demander: «Par quels rivages, par quelles formes de villes et d’habitats, par quelles manières d’être et d’être ensemble, par quelles saveurs culinaires partagées, par quels paysages, par quel enchevêtrement de mémoires tenons-nous à l’Europe?»

Cette identité pourrait, par exemple, déboucher sur une territorialité politique multiculturelle permettant enfin de faire justice à nos multiculturalités individuelles. Ni les vieux empires pluriethniques -mais communautaristes-, encore moins l’État nation exclusif et niveleur ne peuvent offrir une vraie patrie à ce que l’histoire humaine a fait de nous. «Dans ce double processus de mondialisation et de balkanisation, il faudrait trouver une forme de lien social qui autoriserait une réelle pluralité d’appartenances possibles, une multitude de libres attachements et libres appartenances.»

C’est le dépassement des États nations par l’Europe des régions fédérées, chère à Denis de Rougemont, qui fera droit à notre vraie identité. De plus, «l’Europe ainsi redivisée en régions à peu près équilibrées, on n’aurait plus le problème du déséquilibre entre les États européens». Et c’est le dépassement d’une économie de la prédation, du court terme et du prêt-à-jeter qui permettra de mettre nos efforts au services du bien commun, de l’utilité et de l’inclusion. Car on ne saurait «accepter que l’ultralibéralisme économique actuel se présente comme la réalisation définitive du pluralisme économique».

René Longet

 

Mark Lilla
L’esprit de réaction
Paris, Desclée de Brouwer 2019,
216 p.

Qui sont les réactionnaires? L’auteur américain répond: le reflet inversé des révolutionnaires. Les révolutionnaires tentent de plier la réalité politique et sociale à l’utopie dont ils rêvent; les réactionnaires, à l’inverse, veulent plier la réalité politique et sociale à un passé mythique dont ils ont la nostalgie.

Les réactionnaires ont été beaucoup moins étudiés que les révolutionnaires. Mark Lilla essaie de combler cette lacune en présentant trois grandes figures de la philosophie politique supposées être des témoins de l’esprit réactionnaire: Franz Rosenzweig, Éric Voegelin et Léo Strauss; puis trois événements significatifs: les attentats de Paris en janvier 2015, le «suicide» de la France diagnostiqué par le médiatique Éric Zemmour, et le roman de Michel Houellebecq, Soumission, qui évoque un processus plausible d’islamisation de la France.

Entre la partie de philosophie politique et la partie événements, l’auteur esquisse une histoire de l’Occident centrée sur une présentation suggestive des controverses religieuses issues de la Renaissance et qui ont fait le lit d’une modernité qui montre aujourd’hui sa fragilité. Bref, la nostalgie des réactionnaires se nourrit du fantasme d’un passé merveilleux sur fond d’un avenir sombre.

Le livre, facile à lire, suggestif, permet d’utiles aperçus; il pâtit cependant d’une construction éclatée. L’auteur a rassemblé sous la même couverture des approches disparates qui relèvent de genres littéraires trop dispersés pour porter une véritable réflexion de fond.


Étienne Perrot sj

 

Meir M. Bar-Asher
Les juifs dans le Coran
Paris, Albin Michel 2019, 288 p.

Ce livre, écrit par le professeur Meïr M. Ben-Asher, directeur du Département de langues et littératures arabes à l’Université hébraïque de Jérusalem, examine la façon dont les juifs sont décrits dans le Coran et les Hadiths. Cet ouvrage nous fait osciller entre deux appréciations contradictoires, l’une positive et l’autre négative. Dans tous les domaines, cette alternance se retrouve dans la représentation du judaïsme et des juifs. Dans certains textes les juifs, leurs écrits et leurs lois sont pris comme exemple, dans d’autres les juifs sont critiqués et même exécrés car traités d’infidèles et accusés d’avoir falsifié les textes.

Les juifs, comme les chrétiens, appartiennent à une catégorie sociale : celle des dhimmis, des protégés. Pour obtenir ce statut, ils doivent s’être humiliés devant le musulman, représentant du pouvoir, et avoir payé un impôt par tête: la dhimma. C’est pourquoi pour un musulman fondamentaliste, vivre dans un pays régi par une autre loi que la loi musulmane, qu’elle soit d’inspiration laïque, chrétienne ou juive, engendre une situation conflictuelle. D’où, également, l’hostilité d’organisations et de pays musulmans traditionalistes envers Israël.

Deux citations montrent cette ambivalence envers les juifs. D’une part le musulman peut s’inspirer des juifs: «Transmettez des enseignements issus des enfants d’Israël…» (Sahîh al Bukhari 3461); d’autre part il doit les tuer: «Le jour du jugement dernier ne viendra pas avant que les musulmans ne combattent les juifs, quand les juifs se cacheront derrière les rochers et les arbres. Les rochers et les arbres diront : musulman, serviteur de Dieu, il y a un juif derrière moi, viens le tuer!» (Sahîh Muslim 41:6985).

Le Coran et les Hadiths ne sont donc ni pro-juifs ni anti-juifs, comme ils ne sont ni pro-chrétiens ni anti-chrétiens. Ils sont les deux. Au locuteur ou au lecteur de faire le choix.

François Garaï

 

Marc Lienhard
Rire avec Dieu. L’humour chez les chrétiens les juifs et les musulmans
Genève, Labor et Fides 2019, 306 p.

L’auteur laisse percer ici son penchant universitaire. En ancien -et bon- professeur d’histoire du christianisme, il rassemble les extraits de textes bibliques ou coranique, ou tirés des commentaires autorisés, supposés faire rire ou sourire. Le lecteur ne voit pas toujours en quoi ces notations font rire le croyant, d’autant plus que la distinction est rarement faite entre, d’une part, l’humour -qui consiste à ne pas se prendre au sérieux- et, d’autre part, l’ironie -qui consiste à se moquer de son partenaire.

Pour l’auteur, toute confrontation entre la transcendance divine et les contingences humaines sont supposées faire rire. C’est douteux. Rire avec Dieu relève de l’humour, c’est la marque de la distance, nécessaire, pour la relation entre le Créateur et sa créature. C’est ainsi que le pape Paul VI, à la tribune de l’ONU à New York, a pu parler de l’humour de Dieu. Rire de Dieu ou de sa représentation chez les croyants relève en revanche d’un tout autre esprit, c’est un acte de condescendance, de mépris à peine voilé, venu de celui qui se moque de ce qu’il ne comprend pas.

Reste que Marc Lienhard relève ici un sacré défi. Si le rire de Sarah et d’Abraham dans la Bible ont fait l’objet de maints commentaires divergents, si l’humour juif ou celui de François de Sales sont connus de tous, dénicher l’humour de Calvin ou de Mahomet derrière quelques tournures de phrases, c’est un exploit.

Étienne Perrot sj

 

Jérôme Meizoz
Absolument modernes!
Genève, Zoé 2019, 160 p.

Entre rires et larmes, Jérôme Meizoz évoque son passé en jetant un regard sceptique sur les Trente Glorieuses. Treize chroniques pour épingler les attentes optimistes de la croissance illimitée, de la technique toute-puissante et du marché promu au rang d’une divinité. Le père, ouvrier mécanicien, dynamique et entreprenant, accueille avec enthousiasme tout ce qui fait moderne comme autant de promesses de l’avenir radieux. Les progrès de la médecine, l’arrivée de la télévision, l’expo nationale de 1964, les supermarchés, la construction de l’autoroute et les demi-vérités de l’État, les voitures et le baladeur, la construction des barrages, les JO, les promoteurs ces nouveaux empereurs, tout annonce que le passé est dépassé: le vieux monde part à la renverse. L’usine du village, le grand-père socialiste, la grand-mère qui n’y comprend plus rien, toute cette fermentation annonce la fin d’un passé de pénuries, la naissance du Valais des entrepreneurs, des touristes et de l’argent, au rythme obsédant du refrain: Croissance! croit sens! croâ cens!

Promesses tenues? Par petites touches impressionnistes, l’observateur sceptique et railleur saisit au vol les signes qui annoncent que la fête touche à sa fin: la mort rode encore jusque dans la famille; le smartphone favorise l’isolement des personnes; l’exploitation des travailleurs est le sacrifice exigé par un culte d’un nouveau genre, l’économie de marché; les coûts de la santé sont désespérément malades. Quelque chose s’est brisé. Mais tout cela génère de jolis bénéfices, constate le chroniqueur avec des accents dignes de Qohéleth. Pendant ce temps, que fait Dieu? Il part en vacances, laisse aller les choses ou s’en lave les mains. Pas le vrai Dieu -du moins je l’espère- mais celui qui est censé tirer les ficelles des pantins que ne sont pas les humains.

Entre ses chroniques, l’auteur a intercalé de charmants petits portraits, un genre où il excelle : la guérisseuse, les anges, une bonne, le cultivateur, la maîtresse d’école, la pianiste, l’ingénieur, l’abbé rabelaisien et charitable, l’ami d’enfance, le voisin d’immeuble, et le dernier si émouvant, telle une parabole: le dynamique partisan du progrès, le père à bout de course qui s’éteint dans son lit d’hôpital. Comme chaque fois, le coup d’œil critique et lucide de Meizoz est servi par une écriture légère et dense, riche de sens et d’émotions.

Pierre Emonet sj

GeiserLe pasteur Charles-André Geiser a parcouru la vallée de Tavannes durant près d’une année à la rencontre de «témoins». Cent chrétiens évangéliques du Jura bernois partagent dans ce livre leur parcours de foi. Des récits touchants, parfois bouleversants, qui rapportent comment le Christ a frappé à la porte de «gens de chez nous».

Charles-André Geiser
100 témoins
Oladios, Le Fuet 2019

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